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Histoire de plume, plume de lune
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3 août 2012

Rimbaud passion ou les mystères d'Arthur

Stéphane Gentilhomme

 

 

 

 

 RIMBAUD PASSION

ou

LES MYSTERES D'ARTHUR

 

 

 

I

 

Belpomme, de son prénom Arthur, bienheureux retraité, avait fait un héritage qui lui permettait d'exercer une passion littéraire qu'il nourrissait presque entièrement à travers un poète bien connu: Arthur Rimbaud. Et s'il ne se présentait pas comme le détective de Rimbaud, c'était comme si son prénom le prédestinait à le devenir, toute sa personne l'indiquait, d'où son surnom de commissaire Belpomme.

Entendons-nous bien, il ne s'agissait nullement d'un enquêteur contemporain du poète: il était bien ancré dans le XXIème siècle, même s'il avait une prédilection pour la littérature du XIXème. Pour lui, il ne s'agissait nullement non plus d'enquêter sur un crime hypothétique du poète précoce et fulgurant qui avait déclaré dans son oeuvre Une Saison en enfer: "Vite, un crime! Que je tombe sous la loi humaine" et plus tard dans ses Illuminations: "Voici le temps des assassins", ce qui sous-entendrait que son crime aurait été accompli et aurait été en réalité le motif caché de sa fuite loin de son pays, pour devenir un marchand d'armes dans le désert d'Abyssinie.

Oui, il y aurait bien là de quoi faire un roman, mais il ne le croyait coupable d'aucun crime, du moins de ceux qui auraient encouru les poursuites de la Loi et sa peine...

Arthur Belpomme, commissaire, enquêtant sur Arthur Rimbaud, "poète criminel", non, très peu pour lui. Il n'aurait pas davantage souhaité être son contemporain, non seulement parce qu'il est des mystères qui demandent un siècle au moins pour être élucidés, mais parce que les "petits mystères", vraiment dérisoires à l'aune d'un crime, étaient précisément les seuls qui faisaient ses délices et remplissaient son bureau d'étude de la plus grande aura de béatitude.

Il donnait lui-même un nom à chaque dossier placé sous les auspices du mot mystère: ainsi en avait-il intitulé un "Le mystère des trois Voyants fantômes" signé par le "commissaire Belpomme". En vérité, il comparait chaque mystère, pour le rendre plus palpitant à un pépin. Et regardait-il ce fruit d'une manière superstitieuse par pure excentricité, provocation, conviction personnelle que la pomme contenait une substance propre à résoudre les mystères, ou le considérait-il simplement comme son "aphrodisiaque", ou était-ce par pur hasard, ou caprice? Toujours est-il que le commissaire Belpomme ne se départait jamais d'une pomme, il en avait toujours au moins une sur lui, comme Sherlock Holmes sa pipe. On aurait dit qu'il résolvait tous ces mystères en croquant des pommes!

 

Pour commencer, cette histoire raconte la résolution de son pépin préféré: "Le mystère des trois Voyants fantômes". Lorsqu'il avait inscrit ce titre sur son dossier, il s'était exclamé « Ah! ça, c'est un pépin! », avant de planter ses dents dans la chair ferme et succulente d'une pomme. Il avait émis un « crunch » puis un « mmm » de plaisir gustatif propres à éclaircir une nappe de brouillard qui allèrent frapper son esprit comme les quatre notes fondamentales ouvrant la 5ème symphonie de Beethoven, son compositeur préféré.

Pour lui, le "pom-pom-pom-pom" d'ouverture équivalait à un eurêka, ou à une dose de pomum. Et lorsqu'il avait résolu un mystère, soit il lançait un héroïque "pom-pom-pom-pom", soit il déclarait: « cette enquête est aux pommes! » – ce qui revenait au même.

 

Si on réunissait tous les livres sur Arthur Rimbaud, tout ce que l'on a écrit sur lui, cela remplirait combien de palox de pommes? Et toute l'encre que son oeuvre minuscule a fait couler, à combien de litres de jus de pomme cela équivaudrait? N'aurait-on pas l'impression de vouloir remplir un tonneau des Danaïdes si l'on voulait s'atteler au char du poète de Charleville-Mézières? Eh bien ce char ne contenait pas encore ce dossier, essentiel selon le commissaire, à la connaissance du Sieur Rimbaud, voleur de feu plus que de pommes...

Ce mystère des trois Voyants fantômes était réellement un pépin et aucun des rimbaldiens, des exégètes de tous poils ne l'avaient résolu avant lui. Nul n'avait encore vu ce qu'il y avait à voir, ce que le commissaire Belpomme y voyait.

 

Pour être un enquêteur digne de ce nom il faut être costaud en logique, ce que le commissaire Belpomme n'était pas. Mais sa logique limitée se trouvait compensée par une imagination sans limites, servie par un don de mimétisme identitaire hors-pair. Était-ce son prénom Arthur? La légende arthurienne le passionnait aussi, mais il n'avait pas jeté son dévolu sur le roi homonyme peut-être trop éloigné dans le temps. Il était entré dans la légende d'Arthur Rimbaud en poussant la porte que lui ouvrait la plume intime de « la mère fléau » ou de « la mère Rimb », comme son fils égaré l'appelait. En effet, elle avait écrit, huit ans après sa mort:

 

"Hier, pour moi, jour de grande émotion, j'ai versé bien des larmes, et cependant, au fond des ces larmes, je sentais un certain bonheur que je ne saurais expliquer. Hier donc, je venais d'arriver à la messe, j'étais encore à genoux faisant ma prière, lorsqu'arrive près de moi quelqu'un, à qui je ne faisais pas attention; et je vois posée sous mes yeux contre le pilier une béquille, comme le pauvre Arthur en avait une. Je tourne ma tête et je reste anéantie: c'était bien Arthur lui-même: même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe mais de petites moustaches; et puis une jambe de moins; et ce garçon me regardait avec une sympathie extraordinaire."

 

C'était juste ce qu'il fallait pour émouvoir au plus profond de son âme le commissaire Belpomme. Que le miracle se mêla au mythe suffit à renforcer sa passion pour Arthur Rimbaud. Et celle-ci, associée au talent d'identification hors-pair dont nous avons parlé, poussa le commissaire Belpomme à créer un portrait du poète au pastel. Élucider un mystère, pour le commissaire, c'était être "voleur de feu" comme Rimbaud; mieux, c'était se faire à son instar quelque peu "Voyant" et par son regard posé sur le portrait, le poète était convié à participer à l'enquête.

 

L'autre protagoniste de cette histoire, Paul, pendant ses congés était parti en voyage, sur les traces du poète Paul Verlaine sur lequel il préparait un livre. Rimbaud ne devait-il pas faire partie immanquablement du voyage?

Un soir, ayant été surpris par la nuit descendante, Paul se trouva au milieu d'une forêt de feuillus qu'il avait maintes fois traversée. Il était loin de toute ville, village ou hameau. Il avait été emporté par ses rêveries.

 

C'est l'extase langoureuse,

C'est la fatigue amoureuse

C'est tous les frissons des bois... récitait-il.

 

Il décida de marcher tout droit sur la route. Il tomberait bien sur une maison éclairée. Il marcha une heure sans rien voir que la nuit, les découpures noires des arbres balancés par le vent, il n'entendait que le hululement des chouettes et des bruits sauvages auquel le vent n'est pas étranger. Il vit enfin une lumière autre que celle des étoiles, de la lune et des lucioles, alors que la fatigue l'envahissait et...

... et il sonna.

Une porte s'ouvrit. Il rencontra un homme enfin. Il le fallait bien. Les rencontres sont le sel de la vie. Mais là, lorsqu'il sut le nom de son hôte, Paul ne pouvait pas ne pas voir en eux deux réunis un écho bizarre du couple Paul Verlaine-Arthur Rimbaud. Et il dut en aller de même pour Arthur Belpomme.

 

Le commissaire Belpomme était basané, il avait des yeux bleus entourés de blanc ivoirin. C'était une vraie girafe! Sa maison était modeste, un lieu de rêveur, un lieu qui fait rêver et je ne donnerai aucun autre élément reconnaissable de son lieu de vie ou de son physique. Paul sut vite que c'était un mordu de la pomme, un original qui voyait Rimbaud et peut-être aussi le Roi Arthur dans une pomme, sans que l'on sache ni comment ni pourquoi faute de temps et d'attention pour le comprendre. Mais s'il en mangeait beaucoup, ce fruit semblait surtout pour lui un symbole de connaissance. Cela dit, cherchez tous les Arthur du monde, vous pourrez épuiser votre vie sans le trouver. Ne cherchez pas non plus un commissaire. Il l'était seulement pour Paul. Ne cherchez pas Paul. Il est...

 

Mais reprenons au début de leur rencontre, Paul entra. Le commissaire lui offrit une infusion dans son salon et Paul remarqua un curieux portrait accroché au mur.

Lorsqu'il le reconnut, il s'exclama:

"Enfin je vois Rimbaud vivant!"

  • C'est un Arthur haut en couleurs, oui! J'ai juste peint d'après la célèbre photo de Carjat datant de 1871, l'année du Bateau ivre! dit le commissaire Belpomme. D'après cela, oui, et le témoignage d'un ami le décrivant comme un Peau-Rouge!...

    Il se mit à rire. Cela mit Paul à l'aise , tout en le surprenant. Paul contempla à nouveau le portrait. Le miracle était là. Il pouvait voir ses yeux, et non plus seulement un regard. Il pouvait voir la couleur de sa peau et de ses cheveux, comme en vrai.

Il entendit un «crunch » à côté de lui et dit:

  • Il devait être un grand mangeur de pommes...

  • Pour sûr! répondit le commissaire. « Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures... récita-t-il dans un élan lyrique. Et à quoi voyez-vous cela?

  • À son teint rose et frais, dit Paul.

  • Cela se tient. Mais on pourrait aussi bien dire qu'il était un grand mangeur de carottes! Enfin! comme nul n'a dit qu'Arthur avait les cuisses roses et comme il a parlé de pommes et non de carottes dans le vers...

    Ses yeux s'éclairèrent et il dit en riant:

  • D'ailleurs, il y a des vers dans les pommes et pas dans dans les carottes que je sache!

     

    Paul se dit que c'était faux, mais il ne releva pas. Le commissaire reprit son sérieux et dit:

  • En tant que... ver-lainien, vous devez sans doute connaître le tableau de Fantin-Latour...

  • Un coin de table? Si je ne le connaissais pas, que ferais-je ici?

  • Ce tableau date d'un an après la photo de Carjat et pourtant, Arthur y est très différent. Comment expliquez-vous cela?

  • Oui, c'est vrai. On ne peut pas dire la même chose de Verlaine qui se tient debout à sa gauche. Ni sans doute des six autres personnes. Arthur se détache, comme s'il était un étranger autour duquel le peintre aurait organisé son tableau.

  • Pertinent! Arthur était le nouvel arrivant dans ce groupe des Vilains-Bonhommes. Et la lettre de Léon Valade, l'un de ses membres correspond à ce tableau.

    Il se mit alors à déclamer:« Pour augmenter vos remords de n'avoir point assisté au dîner des Vilains-Bonhommes, je veux vous apprendre qu'on y a vu et entendu pour la première fois un petit bonhomme de 17 ans, dont la figure presque enfantine en annonce 14, et qui est le plus effrayant exemple de précocité mûre que nous avons jamais vu. Arthur Rimbaud, retenez ce nom qui (à moins que la destinée lui fasse tomber une pierre sur la tête), sera celui d'un grand poète. – « Jésus au milieu des docteurs », a dit d'Hervilly. Un autre dit: « C'est le diable! – ce qui m'a conduit à cette formule meilleure et nouvelle: le diable au milieu des docteurs... »

  • Fantin lui donne plutôt l'air d'un ange... remarqua Paul étonné par la mémoire de son interlocuteur.

  • Le tableau de Fantin-Latour, commenta le commissaire Belpomme, nous donnait une belle image dans sa pose et dans son flou, mais elle manquait de réalité. Je veux dire, elle donnait une image du poète, du génie précoce caressé par la Muse, la main sous le menton, alors que là... c'est Arthur Rimbaud tel qu'en lui-même!

    Il avait raison, Paul s'en rendait compte. Il faisait face à Arthur Rimbaud « tel qu'en lui-même » sans fard et sans fond allégorique. Le commissaire alla même jusqu'à dire au portrait qu'il était « trop 'gnon ». Quel homme!

     

    Arthur et Paul, assis l'un en face de l'autre, parlèrent encore longtemps en mangeant du potage, du pain et du fromage. Le commissaire Belpomme était intarissable sur la vie d'Arthur Rimbaud et Paul, fasciné par son érudition l'écouta attentivement.

Sa mère Vitalie Cuif, aride comme les Ardennes, éleva seule Arthur, son frère aîné Frédéric et ses deux petites soeurs Vitalie et Isabelle. Vitalie remplaça un an plus tard une soeur homonyme morte à trois mois lorsqu'Arthur avait trois ans. Leur père, Frédéric Rimbaud, fut absent autant qu'ardent: il s'engagea dans l'armée pour n'en sortir qu'à sa retraite. Il avait fait la campagne d'Algérie et n'avait cessé de monter en grade jusqu'à devenir capitaine deux ans avant la naissance d'Arthur. Les fugues d'Arthur et sa seconde vie misérable et mythique entre Aden et Harar où il devait faire oeuvre de marchand d'armes était-elle une tentative inconsciente pour se rapprocher de son père?

« N'aurait-il été qu'un homme errant dans les "Déserts de l'amour", titre d'un de ses poèmes en prose émargé des Illuminations, ou plutôt un homme déserté par l'Amour jamais ressenti de la part de sa mère qui était bien faite non seulement à l'image de la sécheresse de sa terre, mais aussi à celle de l'austérité et la sévérité instaurées par Thiers, dont la religion catholique servait les intérêts? C'est pourtant à cette mère que Rimbaud ne cessa d'écrire du désert, lettres émouvantes du sable aspirant à l'oasis.

« Il ne reverra pas son père. Celui-ci avait quitté sa femme et ses enfants en 1860, il avait trouvé la mort en 1878 à Dijon alors que son fils Arthur était à Gênes, attendant une embarcation pour Alexandrie. Il apprendra ce décès plus tard et on cherchera vainement une allusion à celui-ci dans ses missives.

« Estropié suite à un cancer osseux, Arthur Rimbaud reverra les siens émus devant sa souffrance, sa sérénité, ses illuminations poétiques et mystiques toutes trempées de son contact avec le désert, les tribus, le Coran... C'est à Marseille qu'il se trouve paralysé et n'ayant qu'une hâte: repartir! C'est à Marseille qu'il embarquera pour son dernier voyage, après qu'il eut écrit sa dernière lettre où il totalise 12 dents de perdues et où il exprime son désir au directeur des Messageries maritimes de rentrer au service d'Aphinar à Suez, il lui dit instamment, ultimes mots écrits: "Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord...", – comptant partir le jour même. Il meurt à 10h du matin, le 10 novembre 1891, sans "A R", Accusé de Réception... »

Le commissaire Belpomme se retourna vers le portrait d'Arthur et enchaîna:

« On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans... 

« Sur ce portrait, Arthur avait 17 ans.

« On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans...

« Lorsqu'il écrit cela, il en avait 16...

 

« Nuit de juin! Dix sept ans! – On se laisse griser.

La sève est du champagne et vous monte à la tête...

On divague; on se sent aux lèvres un baiser

Qui palpite là comme une petite bête...

 

« Ceci, mon cher Paul, est extrait du poème "Roman". Et un an plus tard, à Charleville il écrivit Le Bateau ivre, peu de temps après la Semaine sanglante qui eut lieu du 21 au 28 mai 1871 à Paris. Il fut peut-être témoin de la débâcle communarde et des bombardements. Cependant la plus grande part de son être se réfugia dans la poésie et il envoya deux lettres de Charleville, la première à son professeur George Izambard datant probablement du 13 mai 1871 et la seconde du 15 mai, nettement plus longue, destinée à Paul Demeny, poète et ami d'Izambard. Toutes les deux ont des points communs: elles contiennent des poèmes en leur sein; elles parlent de "voyant", elles manifestent autant l'ambition qu'une soif de reconnaissance de sa qualité de poète par ses professeurs pétris d'un académisme qu'il combat. Enfin ces deux lettres précèdent et annoncent l'aboutissement flamboyant que sera Le Bateau ivre, un nouveau commencement incarné par "Les vers nouveaux et chansons" de 1872, et même la fin prochaine de sa carrière poétique.

« Celle-ci sera précipitée par un coup de révolver, le 10 juillet 1873, donné par le poète Paul Verlaine, son aîné de dix ans. Ce drame sera déclencheur de ce qui se profilait à l'horizon: l'écriture D'une saison en enfer écrit entre avril et août 1973... euh...1873! Pardon de cet anachronisme, – une bombe littéraire qui, seule oeuvre publiée de son vouloir – on serait tenté de dire "de son vivant" – porte la marque d'une crise spirituelle, d'un chambardement intérieur. Il est le témoignage acerbe et angoissé de son cheminement poétique auquel il annonce mettre un terme dès l'entrée:

 

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvé amère. – et je l'ai injuriée.

 

« La trajectoire le mène droit au désert de façon prémonitoire dans la conclusion de l'oeuvre. Ah! Mais j'anticipe. Je parlais du poème Roman, et je vous déroule le roman d'Arthur... Un an après ce poème, en 1871 donc, on trouve sous sa plume une inspiration fort différente. Prenons ce quatrain:

 

« Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

 

- Le Bateau ivre! l'interrompit Paul, malgré lui.

- Oui, reprit le commissaire Belpomme, imperturbable, ceci est le cinquième quatrain du Bateau ivre qui en totalise vingt cinq. On voit que l'ivresse n'est pas la même. Dans le premier, l'ivresse du vin est mise en rapport avec l'ivresse d'un baiser, l'inverse étant tout aussi vrai. Dans le second, les taches de vins d'une couleur inhabituelle participent à une autre ivresse, celle d'un bateau en dérive sur la mer, et l'ivresse métaphorique du poète sur le poème ou la poésie, comme nous l'apprend la suite:

 

« Et dès lors je me suis baigné dans le Poème de la Mer...

 

« Ivresse des couleurs, ivresse des images, ivresse du mouvement du poème devenant mer – une mer dont chaque quatrain serait une vague – ivresse des scansions en début de quatrains: "je sais", "j'ai vu", "j'ai rêvé", "j'ai suivi", "j'ai heurté", à nouveau "j'ai vu", ivresse du Bateau, la mer soûle, océan de vin, appelant le vomissement à bord ou par-dessus: tenez, toutes les pommes du commissaire Belpomme renvoyées à la mer! (il rit de son incision impromptue). Et le poète qui a vomi tant de vers s'écrie:

 

« L'âcre amour l'a gonflé de torpeurs enivrantes

O que ma quille éclate! O que j'aille à la mer!"

 

« Le poète se rend:

 

« Je ne puis plus, ô lames...

 

« Le poète échoue sur la rive après que l'ivresse soit passée: il a la gueule de bois métaphysique.

« Il nous fallait passer par cette dérive nous aussi pour aborder le Mystère du Voyant et ses trois voyants fantômes. Tout ce cheminement n'a d'autre but que de mieux saisir le pépin. Mais prenez le mot "voyant" comme un pépin, et vous digérerez mieux la compote, si vous considérez que l'on ne fait que tourner autour du pot. »

 

Paul répondit:

  • Moi ce qui m'intéresse, c'est le mystère des trois Voyants fantômes.

  • Ah bon? Vous êtes sans doute de ceux qui séparent l'oeuvre de la vie et la vie de l'oeuvre, comme on sépare en l'oeuf le blanc du jaune et le jaune du blanc.

  • Pardon, je me sens un peu sot.

Paul s'adressa au portrait d'Arthur Rimbaud :

  • Que dois-je faire Arthur, roi des poètes?

Le commissaire répondit de même avec une voix transformée :

  • Être l'assistant du commissaire Belpomme pour résoudre les énigmes, les mystères qui me concernent.

  • Là, c'est pour ma pomme... dit Paul, la mine déconfite. Il ne se sentait pas à la hauteur.

  • Considère-le comme un honneur, fit Arthur. Tu vas concourir à éclairer un point noir du tableau, à lever le voile sur ce que cache les Lettres dites du Voyant.

  • Que dois-je faire?

  • Lis-les, saisis-en l'esprit et repère les points clés.

  • Oh non pas ça.

  • Un effort, Paul.

 

Le commissaire Belpomme était fou de joie, et se tournant vers son nouvel assistant, il déclara :

  • Oh! Bienvenu Paul, je suis heureux et fier de trouver en vous un assistant. Je ne doute pas que vous pourrez m'aider de vos lumières. Vous me tiendrez compagnie et me servirez aussi de témoin dans mes recherches... nos recherches! Voyez-vous, il me manque de la logique. Arthur en a, mais il se mêle le moins possible de mes enquêtes.

  • Mais je suis minable en logique, opposa Paul.

  • Vous avez deux pommes: pomme Prouti et pomme Prouta qui sont dans un bateau, pomme Prouti tombe à l'eau. Qu'est-ce qui reste? fit le commissaire avec animation.

  • Pomme Prouta... avança Paul amusé et embarrassé à la fois.

  • Vous voyez, en logique, vous êtes meilleur que moi! Moi j'ai répondu Pomme Prouti. C'est à cause de la terminaison en i. Ça m'a fait tout de suite pensé à "clafoutis" et comme j'adore les clafoutis – aux pommes bien sûr, car qui dit "clafoutis", un vrai, dit "pomme"– je ne voulais pas qu'il tombe à l'eau. C'est une autre logique, vous allez me dire, eh bien parions que la vôtre et la mienne feront bon ménage.

  • D'accord, commissaire Belpomme, fit Paul, comme alléché par la perspective d'un clafoutis.

  • Et maintenant faites la lecture que le roi Arthur vous a demandé de faire et laissez reposer tout cela durant votre sommeil.

  • Entendu, commissaire Belpomme.

Clafoutis ou pas, la passion l'avait revigoré.

Le commissaire Belpomme lui offrit son toit pour dormir, lui prépara la chambre d'ami pour se reposer le corps et l'esprit. Il était temps! Il commençait à bâiller sérieusement, à lutter contre la chute définitive des paupières sur ses yeux rougis et piquants.

Au moment où le « comment allait-il pouvoir lire les lettres » pointa dans son esprit, le commissaire Belpomme présenta à Paul un volume des oeuvres complètes de Rimbaud dans la collection de la Pléiade. Il fut stimulé comme par un café fort. Il put voir sur le carton d'emballage la photo de Rimbaud par Carjat et leva à nouveau les yeux sur le pastel. Il mesura la différence, ce qui ne pouvait se deviner d'après la photo.

  • Si jamais vous avez encore de la force, lisez avant de dormir les Lettres du Voyant, dit le commissaire.

  • Oui. Merci, Monsieur...

  • Vous pouvez m'appeler Arthur. Bonne nuit, Paul.

  • Bonne nuit, Arthur.

 

Paul, sous l'effet de la caféine rimbaldienne, lut les deux lettres du Voyant, c'est à dire sept pages, et tomba dans le sommeil comme une pomme mûre tombe au sol.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II

 

Le commissaire Belpomme accueillit Paul vers 11 h du matin, de très bonne humeur:

-Bonjour Paul! Bien dormi?

-J'ai fait un rêve d'enfer! Je me demande où veut m'emmener Arthur!

-Si vous me racontiez votre rêve...

Paul s'y attela derechef comme quelqu'un pressé de se décharger d'un fardeau. Il raconta avec une volubilité et une aisance peu coutumière, tandis qu'Arthur croquait une pomme:

 

« Le rêve! Oui, le rêve étrange que je fis. Quelqu'un, la voix du Rêve sans doute, me conta une histoire où tous les noms des protagonistes étaient signalés par des initiales. Bizarre, non? Ça n'est pas fait pour l'esprit humain...

  • Je vois, c'est inhumain comme l'euro. L'esprit humain ne fonctionne qu'avec des nombres, des noms entiers ou des abréviations.

  • Oui. Imaginez qu'on s'appelle à coups de A et de P! Les pinceaux se mêlent quand ces initiales sont des inconnus au bataillon. Bref! Disons que S, Simon, discute avec son grand ami nommé E, disons...Eric. Celui-ci lui dit: "Que diriez-vous d'un jeune homme qui aurait une théorie étrange au sujet d'une certaine oeuvre d'art, qui aurait foi en sa théorie, et qui commettrait un faux afin de le prouver?"

    Puis il lui parle d'un de ses compagnons de jeunesse, C G, que j’appellerai Christophe Gandin pour faciliter mon récit. Eric montre ensuite à Simon un portrait en pied d'un jeune homme d'environ 17 ans dans un costume du XVIème siècle... Et il lui raconte l’histoire de son ami Christophe Gandin convaincu d’avoir percé le mystère de l’identité de Mr. W.H. représenté sur ce portrait.

  • Et qui est Mr. W.H? coupa le commissaire.

  • Ce serait le dédicataire de 150 sonnets d'un certain W.S! Et selon Christophe Gandin, ce jeune homme auquel W.S. adressa autant de poèmes étrangement passionnés devait être un jeune acteur qui jouait les rôles féminins comme c’était la règle dans le théâtre élisabéthain. Cet acteur-jouvenceau dont W.S. était follement amoureux, était la pierre angulaire de son art et sa source d'inspiration au point qu'il écrivit: "Mais tu es tout mon art et grâce à toi s'avance, haute comme un savoir, ma grossière ignorance".

    « Christophe Gandin l'avait identifié: il s'appelait Willie Hughes, et son nom apparaissait comme en filigrane dans des sonnets sous forme de calembours et jeux de mots. Malgré la conviction de son ami, Eric refusa cette hypothèse hasardeuse tant que l'existence effective de ce Willie Hughes n'aurait pas été prouvée et une querelle à ce sujet éclata entre eux. Le lendemain matin, Christophe fut trouvé mort, il s'était tiré un coup de revolver. Un peu de sang avait giclé sur le cadre du tableau, juste à l'endroit où était le nom du peintre.

  • Un lieu commun de la littérature!

  • Il ne s'agit pas d'un livre, Arthur!

     

    Ils rirent tous deux de la rime.

  • Bon, je termine l'histoire... fit Paul pressé.

  • Inutile, cher ami. Je voulais dire, je la connais.

  • Comment cela?

  • Votre rêve ressemble étrangement, ressemble même point pour point à un récit d'Oscar Wilde publié en 1888 et menant une intrigue autour du dédicataire des sonnets de Monsieur W.S que tout le monde peut reconnaître sous ses initiales...

  • William Saurin? À moins que ce soit William Shèque-en-blanc, peut-être?

     

    Le commissaire rit aux éclats, prit une bouchée de pomme et redevint sérieux, méditatif.

  • Très intéressant... mmm... très intéressant... fit-il de sa bouche juteuse. Vous n'avez pas seulement repris une histoire inventée par Oscar Wilde, vous avez...

-Oh je me fiche comme de l'an quarante de William Shakespeare! Mais je ne sacrifierai pas ma vie, comme dans cette histoire, pour la bonne cause! dit Paul avec fermeté.

-N'ayez crainte, répondit calmement le commissaire, avec moi, il n'y a aucune rançon, aucun enjeu, je me fiche royalement de savoir si mes amusements, mes petites enquêtes et mes menues trouvailles sur Arthur Rimbaud trouveront des défenseurs, passeront à la postérité et seront reconnues comme contribution à la connaissance de celui-ci. L'essentiel est que vous trouviez plaisir autant que moi à mes petites folies.

-Vous me demandiez, hier soir de lire les lettres du Voyant d'Arthur Rimbaud. Quel rapport y a-t-il entre ce rêve parlant du dédicataire des sonnets de Shakespeare et ces lettres?

-Eh bien, le rêve vous met dans la même situation que les enquêteurs du dédicataire. Il exerce votre esprit pour résoudre le mystère des trois Voyants fantômes. Car n'était-ce pas des fantômes que toutes ces initiales, alors que le récit n'en comportait qu'un?

-Sans doute, mais il est incroyable que mon rêve me raconte une histoire que j'avais complètement oubliée.

-Par ma pomme, l'inconscient universel qui contient tout, qui est Dieu en quelque sorte, vous a fourni le récit qui convenait pour mettre votre esprit en marche, et il a fait ce travail pour votre propre inconscient. C'est un cadeau. Reste à vous d'en découvrir la valeur, ce que nous avons commencé à faire. Pour moi, je vois en vous le collaborateur dont m'a parlé Arthur et qui se révèle grâce à ce rêve.

Le portrait du poète semblait sourire. Le commissaire dit à Paul:

- Arthur semble vous dire: « Tu ne veux pas découvrir les pépins du commissaire, Paul, plutôt que de te compoter les méninges? »

Le tutoiement d'Arthur à côté du vouvoiement du commissaire Belpomme interpella Paul au-delà du sujet de la question et de son importunité éventuelle, mais il n'en fit pas la formulation.

-Si cela peut empêcher d'apporter une pomme de discorde.... Mais, dites-moi Arthur, par où commencer?

  • Si j'étais Rouletabille, fit le commissaire Belpomme, je vous répondrais: "par le bon bout de la raison." Je ne suis pas ce jeune enquêteur de génie, ce Rimbaud policier, je n'enquête pas sur un crime, à priori, mais sur ce qu'on pourrait appeler à l'instar du poète des "bagatelles", des "littératelles". Je n'ai pas à me mesurer à un rival sur le même terrain. J'ai seulement à faire avec un précieux associé: vous, si vous croyez un tant soit peu à la valeur de ce travail, à la valeur de notre partenariat. Je préfère vous prévenir, Paul, que je ne vous propose pas un magistral montage et démontage comme sut le faire Gaston Leroux avec son Joseph Rouletabille. Mais il n'est pas impossible que nous trouvions du secours dans leurs méthodes et leçons de logique, que ce soit de Rouletabille ou d'autres: Sherlock Holmes, Father Brown, Arsène Lupin, Maigret... les classiques, quoi!

    « Il est aussi tout à fait possible que nous nous passions d'eux. Il est à remarquer cependant que ces enquêteurs doivent se faire "Voyants" face à des "voyous". Rimbaud a été les deux, voyou et voyant. Sa vie de débauche l'assimilait au voyou, au criminel, même s'il ne commit à priori aucun crime; sa vie de poète, son écriture était celle d'un voyant. Les auteurs de romans policiers comme Chesterton ou Gaston Leroux nous disent que les assassins sont des artistes, ce que l'on n'aura pas de mal à croire devant la démonstration étourdissante de Rouletabille qui finira par démontrer que Frédéric Larsan, enquêteur rival de 30 ans son aîné... mais je n'en dirais pas plus. Voyons ce que dit Rimbaud dans la seconde lettre du voyant.

-Je sais! Vous voulez me parler de ce passage... Tiens, je l'ai sous la main.

-Que lisez-vous Paul?

-"Il devient (le voyant) entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant! - car il arrive à l'inconnu!

-C'est donc par sa capacité à s'identifier à l'autre qu'il devient "Voyant". Et ne dit-on pas que les enquêteurs doivent deviner l'assassin dans sa psychologie, son intérieur?

-Oui, mais Rimbaud a beau vouloir se faire "l'âme monstrueuse", ne dit-il pas aussi plus haut "Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue."? On est quand même loin de l'assassin...

-C'est vrai, quoi que de grands poètes soient de vrais monstres. Toutefois, il est vrai qu'il y a artiste et artiste. Je vois que vous avez de la perspicacité. On peut dire que l'assassin peut posséder un art, celui de tuer sans laisser de traces ou en confondant les pistes. Mais cela ne fait pas de lui un artiste dans le sens où le commun des mortels l'entend. Chacun remplit son rôle dans la dynamique. Chacun avec son âme propre. Et je n'échangerai pour rien au monde mon âme avec celle d'un meurtrier, cela je te l'assure de par ma pomme.

 

En disant cela, le commissaire Belpomme, que Paul commençait sérieusement à prendre pour un fou, arbora une pomme avant d'y planter ses dents combatives.

-Moi non plus, commissaire, et cette seule pensée me donne la sensation que je vais tomber dans les pommes!

-Bien dit, d'autant plus que nous sommes ensemble, non pour faire de la métaphysique mais pour résoudre trois pépins.

 

Paul ne pouvait rien opposer à cela. Après un silence troublé seulement par la mastication d'un morceau de pomme tandis qu'il fermait les yeux tournés vers le plafond, il dit:

-La première lettre du voyant nous donne une indication sur l'un des fantômes.

Il cita illico:

"JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait."

Il enchaîna sur un commentaire, comme une réponse du tac au tac:

"Nargue est écrit avec un grand N. Utiliser une majuscule pour un verbe c'est fort et inhabituel, c'est fort inhabituel. On voit des majuscules pour des noms abstraits, pour des idées allégoriques ou symboliques, mais sur les verbes, voilà qui surprend l'oeil. Pourtant si l'on pense que l'idée centrale de ces lettres est le Verbe, l'alchimie du verbe dont Une Saison en enfer rapporte l'expérience poétique, cette bizarrerie prend un sens. Pour lire cette lettre, on pourrait prendre comme parole éclairante ce qu'il écrit dans "Nuit de l'enfer": "je suis caché et je ne le suis pas." A quoi vous fait penser cette formule?

-A une énigme.

-Oui. Et encore? Par quoi se signalent des énigmes qui expliquent "je suis caché et je ne le suis pas?"

-Je ne vois pas.

-Un dictionnaire des synonymes peut être d'une grande utilité. Cherchez à "énigme".

Paul obtempéra et prit son dictionnaire des synonymes d'une main nerveuse.

-Y êtes-vous?

-J'y suis. C...D... E. "Enguirlander... Enhardir... Énigmatique... Énigme!

-Alors?

-En premier, "Charade, bouts-rimés, devinette, logogriphe, mot croisés, rébus." Et en deuxième sens, figuré, on est renvoyé à "mystère".

-Donc ce deuxième ne va pas sans les premiers. On a une liste d'outils à créer des énigmes. On aurait pu trouver aussi: code secret, cryptogramme, langage des oiseaux... Maintenant, revenons à la première lettre du voyant. Nous avons cité un passage. Voyez-vous ce qui est écrit juste au-dessus?

-"Pardon du jeu de mots".

-Exact. Mais Rimbaud est-il conscient qu'il crée déjà la fondation de sa deuxième lettre où se trouvent cachés les trois voyants fantômes? Est-il conscient de ce qu'il écrit? Lisez la phrase précédant le passage: "pardon du jeu de mots".

-"C'est faux de dire: Je pense: on devrait dire on me pense."... Je comprends mieux pourquoi il dit ensuite: "JE est un autre."Et en même temps il nous Nargue vraiment!

-Vous n'avez pas idée combien. C'est du pur génie! Cela sonne comme les 4 premières notes de la 5ème symphonie de Beethoven.

 

Le commissaire poussa aussitôt un claironnant « pom-pom-pom-pom » propre à faire tomber les pommes d'un pommier. Paul le regarda avec de grands yeux. Il reprit:

-Avez-vous repéré en lisant les Lettres du Voyant hier soir avant que vous ne dormiez et que vous ne fassiez un rêve pour démarrer votre esprit comme on démarre une voiture, le nombre de fois où l'on trouve le mot "voyant"?

-Neuf, Arthur.

-Merci, Paul. Neuf! "Départ dans l'affection et les bruits neufs!" Ah que c'est beau! Mais c'est du nombre que l'on traite. Neuf! Les neufs portes de notre corps qu'a célébré Apollinaire. Mais pour leur élaboration, il faut le temps d'une grossesse humaine. 9 mois. Le temps de l'enfantement. Le temps d'un départ. Dans ce sens, la phrase de Rimbaud qui clôt "Départ", le plus petit poème en prose des Illuminations, n'est pas tant hors propos que vous le pensâtes, mon cher.

-J'aimerais porter l'attention, Arthur Belpomme, sur le fait que la partie se joue à huit contre une. La première lettre ne mentionne qu'une fois le mot "voyant" contre huit dans la deuxième lettre.

-Et cela vous étonne? La première Lettre lance le mot. Et c'est lui qui va lancer l'écriture de la deuxième Lettre. D'ailleurs, il est écrit avec un V majuscule mis en italique, et ce sera la seule fois sur les neuf que "voyant" prendra une majuscule. Hasard? Non pas.

« Là, on peut reprendre à bon compte le bon mot de Baudelaire qu'il devait connaître: "Le hasard n'existe pas, non plus qu'en mécanique". Il y a une majuscule parce qu'elle est porteuse d'une idée, d'un sens spirituel qui ne doit pas nous échapper et doit être mis en évidence. Les autres emplois du mot "voyant" sont comme les planètes autour de ce soleil. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'autres noms communs majusculés dans ses lettres. C'était commun à cette époque: ainsi trouve-t-on entre autres "Action, Poésie, Savant, Enseignant, Harmonie, etc. Cet abus, cette mode, ne doit cependant pas minimiser l'importance que revêt le mot "voyant". Il porte donc une fois un "V" majuscule, la première et dernière fois, et huit fois un "v" minuscule, dans la seconde Lettre. Vous suivez, Paul?

-Oui. C'est épatant.

-Ce n'est rien, ce n'est rien... Auriez-vous à faire une autre remarque, mon cher, sur les différents emplois du mot "voyant", véritable oracle? "C'est oracle, ce que je dis." disait Rimbaud. Adam et Eve ont mangé la pomme, et ils ont Vu avec un grand V!

 

En disant cela le commissaire brandit sa pomme comme une épée vers le ciel avant de mordre goulûment dedans.

-Du calme, commissaire Belpomme, vous allez me faire perdre la concentration nécessaire pour répondre à votre question. Que me demandiez-vous?

-Je vous demandais si...

-Ah oui, oui, j'ai une remarque: le mot "voyant" dans la seconde lettre est tantôt en italique tantôt en romain.

-Ah! Excellent! Cela aurait pu vous échapper, mais je vois que j'ai affaire à un fin observateur. Et combien de fois, dites-moi, vîtes-vous le mot "voyant" en italique dans cette seconde lettre?

-6, si je me souviens bien. Cela m'a attiré l'oeil.

-6 sur 8. Pas mal! Moi je vous donne 10 sur 10 pour cette brillante réponse.

-Et il est au pluriel 3 fois sur 8.

-Vous avez aussi remarqué cela? Trop fort!

-C'est que ça m'a tapé dans l'oeil.

-Et encore?

-Il y a comme un trio du mot "voyant". Oui, les trois premières fois, le mot "voyant" est... bien voyant! Il est non seulement en italique et au singulier, mais les trois se suivent à faible intervalle. C'est comme un amas.

-Vous m'épatez! Votre analyse est aux pommes! Un amas! Exactly! On n'eût pu dire mieux et cependant il faut y ajouter le mot "trio" comme vous le dites. Les deux font la paire. L'amas est fait pour attirer l'oeil ou pour nous prendre dans sa toile et le nombre 3 pour nous indiquer non seulement que là il y a une histoire, un secret caché, mais encore qu'il y a trois choses à trouver, trois blancs, trois fantômes, trois... C'est comme une équation à résoudre, une équation à trois inconnus. Vous pigez?

-Le mystère des trois voyants fantômes?

-Le Mystère des trois voyants fantômes.

 

Le commissaire Belpomme se tourna vers le portrait de Rimbaud comme s'il était branché sur lui et qu'il lui susurrait le mystère.

-Oh Arthur! dit-il comme un amant des Muses.

Il prit son volume des oeuvres complètes de Rimbaud en main, se recueillit et lut:

-"Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens."

Cela dit cérémonieusement, il se tourna vers Paul:

-Ce sont ces trois pépins, dit-il avec force, que nous avons à résoudre, car les cinq autres sont une main qui nous est tendue pour y arriver. Et nous y arriverons. De par ma Pomme!

 

Le commissaire regarda la pomme qu'il tenait comme une boule de cristal.

-O ma tête!

-Cela ne va pas?

-Si, si. Mais ce n'est pas le moment d'être paumé! Ha! Ha! Sais-tu la prochaine étape?

Voilà qu'il tutoyait Paul, maintenant!

- Prendre la main qui nous est tendue?

- Non. Se quitter et aller laisser reposer tout ça!

 

Paul trouva que c'était une bonne idée. Quel bonheur de pouvoir se reposer un peu la tête! Un peu de répit était bienvenu et ainsi chacun pouvait rêver à sa guise. Et peut-être aiguiser...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III

 

Après une bonne nuit de sommeil plein de songes, c'était reparti! Paul et le commissaire en étaient maintenant à leur troisième journée qui s'achèverait donc sur leur troisième colloque. En dehors de ces moments forts, le commissaire Belpomme vaquait seul à ses occupations dans son bureau ou ailleurs. Paul passait son temps, en solitaire également, à se promener dans la forêt ou le village le plus proche à trois kilomètres de marche et à poursuivre son travail sur Verlaine. Il avait accepté l'invitation du commissaire Belpomme à rester quelques jours. La maison lui offrait le calme propice à l'inspiration et leurs entretiens, un enthousiasme stimulant.

 

-Alors Paul, avez-vous rêvé? demanda avec empressement le commissaire à son retour.

-Oui, j'ai rêvé d'une femme avec Rimbaud.

-Une femme de là-bas...

-Que voulez-vous dire?

-Oh rien. Une femme du pays des rêves sans doute. Rimbaud et les femmes, vaste sujet! Il n'est pas le nôtre.

-Pas de notre sujet? Que faites-vous de ses propos sur la femme dans la seconde lettre du Voyant? Tenez, je veux bien lire...

 

Mais avant que Paul n'en fasse la lecture, le commissaire Belpomme la cita de mémoire, au grand ébahissement de son interlocuteur:

- « Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, – jusqu'ici abominable – lui ayant redonné son envoi, elle sera poète elle aussi! La femme trouvera de l'inconnu! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres? – elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses; nous les prendrons, nous les comprendrons. » Beau passage en effet, vous faites bien de le souligner. La femme voyante n'était pas encore née selon lui, bien qu'il admira la poésie de Louisa Siefert.

« On ne peut pas dire que ses propos soient novateurs pour l'époque, mais il avait un don unique pour cristalliser des idées courantes dans un style prophétique, avec des tournures qui font mouche et qui convenaient à la façon dont il voyait la poésie. Il voyait le poète comme un prophète. Dès 1868, il avait écrit dans un devoir en latin: "TU VATES ERIS: "Tu seras devin et poète", VATES signifiant en latin à la fois "poète" et "prophète".

« Un certain Paterne Berrichon très controversé, devenu le mari d'Isabelle Rimbaud, compara la naissance d'Arthur à celle de Merlin l'Enchanteur rapportée par Quinet. La mère de Merlin lâcha son fils, qui avait pour père Satan, quand il s'adressa à elle pour la consoler dans sa tristesse. Il se releva et alla lire dans un livre des mots de réconfort. Isabelle lui a-t-elle fourni l'anecdote savoureuse d'Arthur retrouvé par sa nourrice en train de ramper par terre vers la porte tandis qu'elle s'était absentée? Paterne affirme qu'il commença ainsi sa vie d'aventurier. Alors après cela, qu'Arthur lui-même ait cru être Merlin l'Enchanteur et avoir ses pouvoirs! Pourtant on pourrait davantage comparer sa naissance à celle de Gargantua.

« Bref! Le mythe Rimbaud, le plus grand de la littérature moderne peut engendrer bien des mythes! Mais si tu veux, tu pourras lire l'ouvrage sans doute le plus essentiel pour la connaissance de Rimbaud: celui d'Enid Starkie, une femme. Oui, une femme, et qui plus est anglaise. A présent, revenons à nos moutons, à nos pépins. Nous avons parlé de 3 pépins qui découlent des 5 autres mentions du mot "voyant", on va dire de 5 pommes – les 3 pépins étant destinés à devenir pommes...

-Je me doute, dit Paul, que ces 5 pommes ont un rapport avec les quatre voyants qu'il cite: Victor Hugo, Charles Baudelaire, Albert Mérat, Verlaine, et le cinquième qu'il sous-entend serait lui-même. Mais ne me faites pas plus attendre. Quels sont les trois autres, les trois voyants fantômes?

-Tu veux tout tout de suite sans attendre la démonstration. Sans même chercher. Soit. Il fallait déjà savoir qu'il cachait des noms outre le sien. Ils sont trois donc, trois poètes. Je ne veux pas user tes nerfs, leurs noms sont cachés dans les initiales du brouillon de la seconde Lettre du voyant.

-Du brouillon? s'étonna Paul.

Le commissaire s'éclipsa, puis réapparut avec une boite rouge décorée de trèfles dorés.

-Voici, fit-il en ouvrant avec déférence la boîte.

 

Il en sortit une feuille manuscrite ancienne, biffée à plusieurs endroits, bien remplie recto et verso. Le texte était écrit en pattes de mouche, Paul put lire en haut à droite: « Charleville, 15 mai 1871 ».

-Mais où avez-vous trouvé ça? dit-il n'en croyant pas ses yeux. Un brouillon de la seconde Lettre du voyant dont personne à part vous n'a connaissance?

-Si, vous maintenant. Quand à savoir où, pourquoi, comment, qui sait si vous ne le saurez pas plus tard. Pour l'instant, regardez attentivement le coin gauche au verso. Que lisez-vous?

-N V L. Qu'est-ce donc?

-Les trois voyants fantômes. Je vous dévoile sans plus attendre les noms qui se cachent derrière ces initiales. Ainsi donc, "N" comme Nerval en tête, et c'est logique que les trois consonnes se trouvent dans son nom; ensuite, "V" comme Verne – oui, Jules Verne est le deuxième voyant – enfin "L" comme Lautréamont, le comte de Lautréamont ou Isidore Ducasse Lautréamont, l'auteur des fameux Chants de Maldoror.

-Mais pourquoi Arthur les aurait-il dissimulés?

-De par ma pomme, cela s'élucide à l'étude. L'heure est au cours magistral. Cela va être long. Libre à vous de rester ou non. Tout dépend de votre intérêt. Je comprendrais parfaitement que vous jugiez le fruit de mes recherches sans valeur et sans intérêt aucun sinon celui de se masturber cérébralement. Que choisissez-vous?

-Savoir, je veux savoir. Je ne vous ai pas rencontré pour rien, Professeur Belpomme!

-Bien, comme vous voudrez, Paul. Il faut avant tout éclairer les circonstances précédant l'envoi de la première Lettre du Voyant le 13 mai 1871 lorsque Rimbaud est âgé de 16 ans et demi et revient dégoûté de ce qu'il a vécu à Paris, sa violence et sa misère sous la Commune.

« Georges Izambard, âgé de 21 ans, avait été son professeur de Rhétorique pendant l'année scolaire de 1870, il avait offert beaucoup de lectures à sa gourmandise et l'avait aussi encouragé à écrire en voyant les dons de cet "enfant prodige". Il était devenu son ami et l'avait révélé à lui-même, l'arrachant à l'absurde sévérité militaire de sa mère, la "mère fléau".

« Celle-ci lut dans La revue pour tous à laquelle elle était abonnée son premier poème publié, les Etrennes des orphelins et dut le voir comme inoffensif, d'autant plus qu'il était de caractère académique. Il remporta les lauriers au collège, la remplissant d'une fierté et d'un espoir hélas vite déçu lorsqu'il fugua. Elle reprocha au professeur de lui avoir donné des lectures subversives, tel que Les Misérables de Victor Hugo, de l'avoir dévergondé et lui réclama farouchement son fils réfugié chez lui et trois bonnes tantes à Douai.

«  Car, oui, j'ai oublié de te le dire, le jeune Arthur passa 7 jours en prison lors de cette fugue et il fut libéré par Izambard à qui il avait fait appel et qui n'avait qu'une hâte: le rendre à sa mère angoissée même si cela lui déchirait le coeur. Seulement, la France était en guerre contre la Prusse, Rimbaud était loin du bercail et il avait grand besoin d'un havre de paix, d'amour et de liberté, ce qu'il lui donna pendant 3 semaines. Plus encore le jeune poète se sentit compris, valorisé par son professeur et trouva grâce à lui et aux trois femmes qui l'épouillèrent après son séjour en prison, l'affection dont il avait tant besoin.

« Sous l'influence des évènements nationaux, Rimbaud était prêt à suivre son professeur partout où il irait, il s'engagea comme lui dans la Garde nationale, mais ce fut à son grand dam avec un balai sur l'épaule: il était trop jeune pour le fusil. Cela l'empêcha aussi de s'engager dans l'armée pour lutter contre les prussiens.

« Finalement Izambard le remit à sa mère qui le tira par l'oreille jusque chez lui où elle le jeta. Mais sept jours plus tard, le poète fugua à nouveau. Izambard fut pressé par la "mère Rimb" de le chercher. Ce qu'il fit sans succès jusqu'à son retour chez lui à Douai. Surprise : il était là! Il recopiait tranquillement ses propres poèmes en élève appliqué, entouré des bonnes tantes, qui pourraient être les "chercheuses de poux" de son poème éponyme. Izambard n'eut pas le courage de le réprimander. Malgré les difficultés de ravitaillement, la faim, il vécut deux semaines de joie, lors de délicieux vagabondages qui expliquent la beauté, la fraîcheur, le sentiment d'amour et de liberté qu'inspire Ma Bohème à la lecture.

«  Le glas de ce bonheur sonna quand un jour son professeur lui dit qu'il ne pouvait le chasser mais qu'il ne pouvait pas non plus le garder car il était encore mineur. Arthur ne rechigna pas, plutôt compréhensif et même empli de reconnaissance pour l'amour reçu. Redevenu le gentil garçon qu'il avait été, il promit d'être sage auprès de sa mère. Il lui sera rendu par la police cette fois, pâle et résigné. Peu de temps après il écrivit à son professeur une lettre déchirante qu'il signa ainsi: "ce "sans-coeur" de A. RIMBAUD." On imagine que les paroles de sa mère l'avaient rempli de culpabilité et qu'il se languissait, ne demandant qu'une chose: revivre la "liberté libre" comme il disait.

 

Le commissaire, à ce moment de son récit absorba une larme en portant le côté satiné de sa pomme sous l'oeil et en s'en tamponnant. Il soupira et poursuivit:

  • « L'école où il avait brillé, où il avait été admis auprès de ses camarades par son professeur l'année d'avant, s'était transformé en hôpital avec la guerre. Il n'y eût pas de rentrée pour lui et son ami Delahaye: l'école buissonnière leur fut offerte par la vie, et c'est cette vie qu'il savoura alors, portant une attention toute nouvelle à des choses qu'il aurait trouvées bien banales auparavant.

    « Il vécut intensément l'instant. Dans le bois d'Amour et l'avenue des Tilleuls, leur endroit favori, les deux amis passèrent de grands moments, parlant et fumant parfois - le tabac se faisait rare - partageant leurs idées politiques et leurs découvertes poétiques. Rimbaud impressionnait son ami par la facilité d'élocution et certainement l'enthousiasme avec lequel il lisait des textes.

    "Arthur était rempli d'une foi anarchiste. Ainsi cueillant une achillée millefeuille et la montrant à son ami plein de résistance, il s'écria enflammé : « Regarde. Où achèteras-tu un objet de luxe, ou d'art, d'une structure plus savante? Quand toutes nos institutions sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en variété infinie, des millions de bijoux. Et quelle "grandeur", quelle "beauté" vois-tu dans la cupidité grossière, la vanité idiote? Souffriras-tu beaucoup de voir s'évanouir ces chers mobiles de l'activité moderne? »

 

Le commissaire Belpomme s'était animé comme s'il était le poète lui-même et Paul aurait cru voir Rimbaud ressuscité s'il ne fixait pas des yeux le portrait qu'il avait fait du poète, le regard bleu ciel déterminé, porté vers l'horizon. Il se reprit et dit avec une voix normale :

-Ainsi, Rimbaud vit dans l'urgence jusqu'à ce qu'il reparte pour Paris, un mois après l'Armistice et deux mois après les bombardements de Mézières qui le firent craindre pour son ami Delahaye habitant à côté de Charleville, cette ville qui lui est accolée maintenant pour donner Charleville-Mézières. Nous sommes le 25 février 1871 et Rimbaud, plutôt que de retourner au collège qui vient de rouvrir prend une troisième fois le train pour Paris dans le but de lutter contre les oppresseurs, mais cette fois-ci avec une adresse où il pourra être hébergé: André Gill, un caricaturiste.

« Celui-ci est bien surpris de voir cet inconnu dormant chez lui en rentrant. Rimbaud réveillé se présente comme poète, comme si cela devait être un passeport. L'hôte lui donne tout ce qu'il a: 10 francs pour retourner à Charleville – et lui ferme sa porte en disant qu'un poète n'a rien à faire à Paris en ces périodes de trouble. Rimbaud ne retournera pas à Charleville, il vagabondera dans la misère de Paris. Expérience violente qui marquera son coeur au fer rouge. Il écrira dans Le coeur supplicié: "leurs insultes l'ont dépravé" et il s'écrie "comment agir ô coeur volé"?

« Sa poésie, alors plus audacieuse et amère, se transforme autant que l'adolescent qui semble avoir connu durant ce court laps de temps, sa grande poussée pubertaire. Vécut-il comme un foudroiement et une souillure son initiation sexuelle? Son ami Delahaye – qui vient jeter la confusion dans les données – a parlé d'une fille de son âge, de Charleville comme lui et dont il a été amoureux. Elle aurait vraiment été son premier amour et elle aurait voulu l'accompagner dans sa marche vers Paris pour s'enrôler dans l'armée de la Commune. Mais un jour, alors qu'il était "franc-tireur de la Révolution", il eut la surprise et l'émotion de la revoir dans une rue fréquentée. Leurs regards se croisèrent, se caressèrent. Il eut un élan vers elle. Elle se perdit dans la foule... Elle était là pour lui, avait fait tout ce chemin pour lui, c'était sûr. Qu'était-elle devenue au cours de la semaine terrible?

L'année suivante, dans un moment où Arthur était joyeux, Delahaye se risqua à lui rappeler cet amour. Son visage changea, et triste il dit: "Je n'aime pas qu'on m'en parle". Delahaye se demande dans ses Souvenirs s'ils se sont jamais revus et si elle n'est pas la "Vierge folle" d'Une Saison en enfer. Quoi qu'il en soit de la vérité de cette histoire, il exprimera par la suite un certain dégoût de la femme perceptible dans "Mes petites amoureuses", par exemple.

« A-t-il, par ailleurs, été violé lors de son séjour à Paris? Difficile de le savoir. A part le Coeur supplicié rempli de dégoût, mêlant peut-être évènements sociaux et histoire sentimentale, le seul texte qui laisse des traces de cette dure expérience à mettre au pluriel est Une Saison en enfer. Il a dû se sentir bien abandonné: "Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus, sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation! J'exècre la misère." L'expérience est si forte qu'il renie tous ses poèmes antérieurs à son retour de la capitale. Il demande à Paul Demeny, poète et ami d'Izambard à qui il avait envoyé peu de temps auparavant son cahier de poèmes mis au propre, de les brûler.

 

Le commissaire déclama, furibond:

-"Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous ces vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai."

 

Paul sursauta. À nouveau, c'était comme si ces paroles venaient du portrait vers lequel le commissaire s'était retourné. Il reprit, d'un ton neutre:

-Ceci est dans la lettre qui suit la deuxième lettre du Voyant, datant de mai, adressée elle aussi à Paul Demeny. Nous sommes en juin 1871, plus de 15 jours après l'envoi des fameuses lettres. La première était adressée à Izambard et la parodie du poème "Le coeur supplicié" ou "Le coeur volé" que celui-ci en fit et qu'il lui envoya est probablement – bien qu'Izambard s'en soit défendu plus tard – à l'origine de leur séparation non plus seulement physique mais spirituelle: son ancien professeur avait jugé que d'être absurde était à la portée de tout le monde. L'incompréhension insultante de sa nouvelle poésie, celle du Voyant, brisa Rimbaud. Il faut dire aussi que dans sa lettre, il avait déclaré: "Vous n'êtes pas Enseignant pour moi"!

S'il avait seulement dit qu'il était en grève, qu'il ne voulait pas travailler... mais là il avait dû blesser l'amour-propre du professeur.

-Professeur Belpomme, cela est passionnant, émouvant, bouleversant, mais j'ai hâte d'être éclairé sur les trois voyants fantômes. Maintenant que vous m'avez mis l'eau à la bouche par cette tranchante révélation.

-Oui, oui, bien sûr! Ah, cette émotion que donne la femme disant qu'elle est prête!

 

A ce moment, il fourra le nez dans sa pomme ouverte et juteuse et en respira le parfum avec délectation.

-Pardon. Revenons à nos pépins. Mais tout de même, il faut le temps qu'il faut pour savourer pleinement le fruit... Il y a des choses qu'on ne peut passer sous silence en parlant des lettres du Voyant. Il faut maintenant confronter deux images de l'extrême. La première, celle de l'enfance décrite ainsi par Louis Pierquin, camarade de collège: « Chaque dimanche, Mme Rimbaud assistait à l'église paroissiale, à la messe de onze heures. Elle s'y rendait majestueusement, avec ses enfants: en avant, les deux fillettes, Vitalie et Isabelle se tenant par la main, au deuxième rang, les deux garçons, Arthur et Frédéric, se tenant également par la main. Mme Rimbaud fermait la marche – à distance règlementaire. Les petits étaient proprement habillés, en gros souliers, en costume de coupe désuète. Le même cérémonial était strictement observé, les jours de marché, pour aller sur la place Ducale faire les emplettes et les provisions. C'était un sujet de curiosité pour les passants et les boutiquiers et le cortège original cheminait d'une façon impeccable sous les commentaires ironiques. »

« La seconde dont témoigne un ancien camarade de classe et qui correspond à cette période depuis le 10 mars jusqu'à peut-être la fin du mois, voire jusqu'à une partie d'avril, enfin entre son retour de Paris et les lettres du Voyant. Rimbaud est fulgurant, ses changements sont très rapides, il aurait voulu exterminer la majeure partie de l'humanité, au moyen des tortures les plus lentes. Un soir, au café Dutherne, il s'en prend violemment à ceux qu'il appelait " les gêneurs", ceux qui, tous plus incapables les uns que les autres, se mêlent de la vie des autres et interviennent avec leurs principes :

« Il faut se débarrasser de toutes ces ordures, criait-il avec fureur, quel qu'en soit le prix! En ce qui me concerne je n'hésiterais pas à recourir au meurtre et ce serait pour moi le plus grand des plaisirs d'assister à l'agonie de mes victimes. » Qu'il soit sous l'effet de l'alcool ou non, c'est un écorché vif qui laisse couler la plaie de son coeur avec cynisme.

« On peut y voir peut-être un reflet de ce qu'il a enduré depuis l'enfance sous le régime maternel, celui d'une mort lente provoqué par une surveillance rapprochée constante jusqu'à ses 15 ou 16 ans, celui d'une carence d'affection. Rimbaud était dans la provocation totale et devait ainsi faire honte ou enrager bien des bourgeois de Charleville, les "Assis" pour reprendre le titre d'un de ses poèmes les plus féroces. Son ami Delahaye essaya de lui faire reprendre les cours, il lui parla de leur nouveau professeur qui n'avait apparemment rien à envier à Izambard et avait des méthodes pédagogiques en avance sur son temps, bref, un type que Rimbaud aurait pu aimer; il l'emmena même près de lui, assis sur un banc, mais Rimbaud, trop timide et n'osant le déranger dans ses pensées, renonça.

« Celui qui avait été un modèle l'année précédente ne pouvait sans doute plus faire marche arrière malgré son envie de trouver dans sa vie un élément stabilisateur. Son évolution spirituelle lui refusait cette voie scolaire; c'est l'école de la vie dont il devait faire l'apprentissage. Cette nouvelle période bouleversante fut aussi l'une des plus créatives pour Rimbaud, comme par compensation... et il fit une rencontre primordiale qui changea sa vision de la poésie et du monde.

« L'opportunité d'évolution, de croissance spirituelle se présenta avec la personne de Charles Bretagne. Si vous regardez le portrait de Henri VIII d'Angleterre, vous aurez à peu près son portrait, puisqu'il prétendait lui ressembler physiquement. Bretagne était du brut de pomme; il était jovial, comme le joueur de Rommelpot de Franz Hals. Mais lui, il était plutôt joueur de violon à ses heures. Il était fonctionnaire des douanes, anticlérical, libre-penseur, dessinateur, d'un esprit grivois comme Rabelais, féru d'occultisme et d'illuminisme. On disait de lui qu'au Moyen-Age il aurait été brûlé comme hérétique.

« Il semble bien qu'il était plus adepte d'alchimie et de kabbale que de spiritisme et autres sciences occultes comme l'était Hugo. Envisageant l'unité divine par la transmutation des métaux de l'âme, il joua un rôle d'éveilleur sur cette âme en crise qu'était Arthur Rimbaud. Au plus fort de sa révolte, il lui ouvrit les portes sur une autre dimension, notamment grâce à des lectures: surtout celle d'Eliphas Levi qui développait les principales idées que Rimbaud mettra dans ses lettres du Voyant à propos de la Poésie, du rôle du Poète, du rôle futur de la femme.

« Bretagne ne le jugea pas et l'encouragea dans son expression poétique et verbale, combien même elle rebuterait. Il aida sans doute Rimbaud à épuiser tous ses poisons, toute sa haine contenue contre la religion officielle. Il était lui même anticlérical, ai-je dit, mais son but était spirituel: le "connais-toi toi-même" a dû être au centre de l'initiation de Rimbaud par ce curieux personnage. Il lui a fait connaître l'alchimie du Verbe et la théorie des correspondances du suédois Swedenborg que l'allemand E.T.A Hoffmann, auteur du Vase d'or, et tous les romantiques en France en passant par Baudelaire, auteur d'un poème intitulé "Correspondances", avaient adoptées pour leur art.

« Cette génération avait découvert aussi assez succinctement, la pensée hindoue, bouddhiste et même soufie qui parlait de perte des illusions et de détachement de l'ego. Arthur Rimbaud vit le bénéfice que de telles traditions, toutes dans la voie de la grande Tradition, avec un grand T, pouvaient apporter à la poésie, mais jusqu'où s'est-il investi dans cette voie? Un poème comme Voyelles dont je sens qu'on y aura affaire de façon profonde et originale, a été revendiqué à la fois par des alchimistes, des kabbalistes et des adeptes du tantrisme. Il décrirait les différentes étapes de l'alchimie, de la prima materia à l'or.

« Le seul but de Bretagne en tout cas était de le faire naître à lui-même, à la lumière divine qu'il portait en lui par delà le bien et le mal. On peut penser qu'il l'a encouragé à se faire "l'âme monstrueuse" comme il l'exprime dans sa deuxième lettre du Voyant. Il dit à propos du poète voyant: "Il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences."

Paul intervint:

- C'est le principe même de l'opération alchimique évoquée aussi par Baudelaire:

« Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence

Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.

 

Arthur reprit:

-Mais Baudelaire, même s'il considérait la poésie comme une "opération magique" était resté dans une vision très occidentale du péché, alors que Rimbaud s'est tourné vers l'Orient de son être. La connaissance de lui-même est peut-être à l'origine de sa vie en Afrique, où il devait accomplir son destin, en acceptant la misère, tribut à verser à son initiation.

« Primo Lévi disait: Travailler, c'est souffrir. "Toute peine endurée, toute souffrance subie est un progrès. Ceux qui souffrent beaucoup vivent plus que ceux qui ne savent pas souffrir." Déjà, la première lettre de Rimbaud se fait l'écho de cette vision: "Je serai un travailleur, écrit-il à Izambard: c'est l'idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève." Il annonce ici qu'il sera un travailleur, mais dans un sens spirituel, ce que confirme la suite: "Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète et je travaille à être Voyant."

« Dans sa deuxième lettre, il parle de "l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe", de "l'ineffable torture où il a besoin de toute la foi". On sait que le mot "travail" vient du latin tripalium qui veut dire "torture". Plus loin, il prophétise: "Viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé!" Et à la fin de sa lettre il répète à Paul Demeny ce qu'il disait à Paul Izambard: "Ainsi, je travaille à me rendre voyant."

-Et pourtant il va partir pour travailler en Afrique, remarqua Paul.

-Exact. On appelait son père "l'Africain" et son destin l'amènera, lui, non pas en Afrique septentrionale, mais en Afrique orientale. En fait, l'aventure poétique de Rimbaud a commencé à la fin de celle d'une femme aventurière de 37 ans dont il avait peut-être entendu parlé, Alexandra Tinné, qui s'était entièrement arabisée et dont l'assassinat par des Touaregs en septembre 1869 avait ému toute l'Europe... Et cette aventure s'est achevée pour lui aussi à 37 ans, en 1891! Cette même année où le peintre Paul Gauguin, retrempait à Tahiti son pinceau dans le primitif comme lui avait retrempé sa plume, mais inconsciemment peut-être dans le désert et ses tribus.

« Mais je m'emballe, cette plume retrempée dans l'oralité, on n'en a aucune trace en dehors du témoignage de sa soeur qui dit avoir entendu les paroles poétiques, improvisées de son frère sur son lit de mort. Rimbaud, au coeur du désert, a côtoyé de près les Ogadines, et il note à leur propos dans son Rapport sur l'Ogadine datant du 10 décembre 1883: "ils sont poètes improvisateurs".

        • Passionnant, Professeur.... Je ne sais si vous êtes poète, en tout cas je vous soupçonne d'être doué pour l'improvisation. A moins que... Mais bon sang! J'ai hâte d'avoir la suite du mystère des trois voyants fantômes.

        • Oui, bien sûr... les trois voyants fantômes... Je suis navré, Paul, mon énergie pour continuer sur cette lancée devient fantôme je le crains bien et vous risquez de vous y perdre...

        • Que voulez-vous dire?

        • Je suis fatigué, voyez-vous, Paul. La suite, je vous le promets, vous l'aurez demain. Je vous parlerai exclusivement du mystère des trois voyants; une bagatelle en vérité par rapport à l'oeuvre-vie de Rimbaud, mais il ne faut pas mépriser ces petits riens qui font du bien à une âme passionnée comme la mienne. Quand l'enthousiasme est là, la jouissance y est, et la Joie! En attendant, je te.. je voussuggère d'écouter la 5ème symphonie de Beethoven en mangeant des pommes."

Sa fatigue était audible.

– Oui, tu... vous me semblez bien fatigué, Arthur. Tant pis, c'est reculer pour mieux sauter!

– A nos pépins, alors!

Un rire nerveux fusa.

– A nos pépins! répéta Paul enfin.

Le commissaire Belpomme lui sourit, les yeux rouges, pleins de larmes et ils se quittèrent sans mot, sans même se serrer la main. Paul se sentit lui aussi exténué et abasourdi, il lui sembla que des pépins dansaient dans sa cervelle et il alla aussitôt se coucher.

 

 

 

 

 

IV

 

Le lendemain, lorsque Paul descendit voir le commissaire Belpomme, la porte du salon était ouverte. "Entrez!" dit le commissaire. Paul entra et le vit jongler avec des pommes. Il en avait trois!

-Vois-tu... voyez-vous, je jongle. Jongler, du latin joculari, "se jouer de", d'après l'ancien français jongler, "bavarder."

-Tu...Vous bavardiez avec vos pommes?

-Oui, et j'ai un petit doute quant à savoir si ces pommes se jouent de moi, ou si c'est moi qui me joue de mes pommes.

-Vous voulez dire que vous n'êtes plus sûr de vous?

-Oh! ce matin je ne suis sûr de rien. Y'a des jours comme ça. Ça doit être la peur de me planter, d'être ridicule. Remarquez, je le suis déjà avec mes pommes. Il ne me manque plus que d'écrire N sur la première, V sur la deuxième, L sur la troisième. Je me suis levé du pied gauche ce matin, j'ai glissé sur une pomme que j'avais posé sur ma table de nuit, elle s'est retrouvée sur le tapis et j'ai roulé dessus, je suis tombé...

-Ouf! pas dans les pommes! Moi, en tout cas, vous me passionnez, et puis quand bien même vous vous tromperiez, qu'est-ce que cela peut faire?

-Rien... Rien... Voyez-vous, c'est un jeu entre elles et moi. C'est ça, oui c'est ça, il m'a fallu jongler pour ne pas me laisser abattre par cette situation qui doit bien signifier quelque chose, mais quoi? Les indices que laissent l'oeuvre de Rimbaud sont faibles. Partir avec une idée et trouver tout ce qui pourra la prouver est ce que Rouletabille reprochait à son rival. On peut faire coïncider des choses avec nos propres vues. Il faut être prudent.

-Mais si vous utilisez votre instinct et que vous prenez le bon bout de la raison comme Rouletabille? En fait, je crois que vous êtes plus proche du Père Brown, parce que vous enquêtez en poète. Il est humble et vous aussi.

-Je suis touché.

Tout à coup, ses yeux s'allumèrent, son corps s'anima et il dit:

-Par ma pomme, on ne va ne pas se laisser abattre! Commençons par le début, par les cinq premiers voyants. Arthur, roi des poètes, je sais que tu es avec moi. Et vous aussi, Paul. Je suis heureux de vous avoir comme partenaire. Ça y est, je vois mon erreur. La Lettre, confuse, il faut l'admettre, ne cite pas 5 voyants, mais 9!

-Ce qui avec les trois voyants fantômes nous fait arriver à 12!

-Les 9 qu'il cite sont dans l'ordre d'apparition: 1 - Alphonse Lamartine, 2 - Victor Hugo, 3 - Théophile Gautier, 4 - Leconte de Lisle, 5 - Théodore Banville, 6 - Charles Baudelaire, 7 - Albert Mérat, 8 - Paul Verlaine... et le neuvième?

-Arthur Rimbaud lui-même.

-Bien sûr! Oh! Décidément, rien ne va plus. C'est vrai, il ne se nomme pas mais le sous-entend. "Je travaille à me rendre voyant".

A nouveau, on aurait vraiment dit qu'Arthur Rimbaud vivait dans cette pièce. La voix que le commissaire prenait en citant Rimbaud s'accordait parfaitement à son portrait au pastel.

 

-Voilà, Paul, les raisons de mon erreur. Comme j'avais établi que les trois voyants fantômes étaient cachés dans notre fameux trio de voyants, j'ai associé faussement les cinq autres désignations à cinq voyants, les 5 connus; ce qui était vrai dans un sens. Rimbaud a l'art de nous perdre. Il se contredit dans sa propre lettre. En voici les grandes lignes à partir du moment où, à la quatrième page, il donne une liste assez dispersée des voyants.

« Il commence par dire: "Les premiers romantiques ont été voyants sans trop s'en rendre compte: Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. Hugo a bien du VU: Les Misérables sont un vrai poème; Stella donne à peu près la mesure de sa vue." Il consacre 11 lignes aux premiers romantiques. Ensuite, 24 lignes à un poète qu'il hait: Musset. C'est un nouveau paragraphe qui est bien ambigu. Veut-il dire qu'il était voyant même s'il l'avait en horreur? Le rattachait-il aux premiers romantiques du premier paragraphe? Voici ce qu'on peut en extraire: "Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions. Musset n'a rien su faire: il avait des visions derrière la gaze des rideaux: il a fermé les yeux."

Le troisième paragraphe est consacré aux seconds romantiques. Rimbaud dit : "les seconds romantiques sont très voyants: Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore Banville. Mais inspecter l'invisible et entendre l'inouï étant autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste; et la forme si vantée en lui est mesquine: les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles." Il dit ici après avoir cité 5 voyants, que Baudelaire est le premier voyant. Vous y comprenez quelque chose, vous?

-C'est vrai que c'est contradictoire. Ça me fait penser à ce que disait Baudelaire: il donnait comme droit oublié celui de se contredire.

- ... et de s'en aller..., rajouta le commissaire. Mais bien vu! Il n'y aurait qu'une explication : il emploie l'adjectif pour les premiers et le nom pour Baudelaire. Subtilité difficile à percevoir tout de même... à moins d'être voyant? Bref, il finit par un quatrième paragraphe donnant une longue liste de noms ou d'exemples à ne pas suivre, et il conclut ainsi : "la nouvelle école parnassienne a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. Voilà. Ainsi, je travaille à me rendre voyant."

« Le choix d'Albert Mérat peut nous étonner, il est injustement peut-être tombé dans l'oubli, il savait voir les choses et les transcrire avec tendresse par des tableaux quasi impressionnistes; il est plus étonnant encore qu'il qualifie de "voyant" Paul Verlaine, étant donné qu'il n'était pas encore son ami et amant et que c'était un poète avant tout sentimental et musical: il ne savait "voir" que par le coeur – mais c'est essentiel pour un poète, ce n'est pas le Petit Prince de Saint-Exupéry qui le récuserait. Il excellait à mettre de la musique dans ses vers ("de la musique avant toute chose"). Tous deux, Mérat et Verlaine, étaient de l'école parnassienne en vogue: cela n'est donc pas un hasard si Rimbaud en sauve deux de la nasse.

« Cependant, soyons lucides et honnêtes: ils répondent très peu à l'exigence du "voyant" décrit dans sa lettre. Franchement, le fond en est "fadasse" comme il aimait le dire. Aussi on s'explique mal son rejet absolu et sa haine farouche de Musset qui dans Les Nuits dit des choses autrement plus profondes sur le rapport étroit entre le poète et sa Muse, combien même les rimes seraient plates au goût de Rimbaud. Musset dépasse et pousse son expérience à ses extrêmes limites, atteignant ainsi l'universel. Or, Rimbaud n'a que Rolla en bouche en parlant de Musset. Tout le monde a fait son Rolla selon lui. Peut-être, mais personne d'autre n'a fait ses Nuits!

« Voilà, Paul, je vous ai expliqué la source de mon erreur, mais elle n'est que relative. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos des 5 voyants cités: une main nous est tendue! Et où nous-a-t-elle menée cette Main!... Une erreur qui fait du chemin pour qu'elle soit rectifiée n'est en fin de compte pas une erreur... Mais laissons là les choses, mon ami, et nous chercherons ce qui est encore caché dans la lettre demain, promis. C'était le sens de la glissade sur la pomme: il fallait rectifier l'"erreur". Et mon aquabonite a fait place à la bonite - allons à la pêche!...

  • Quoi?

    -La bonite est un bon poisson de Méditerranée, voisin du maquereau. Voulez-vous venir à la pêche avec moi, l'air de la rivière nous ferait du bien.

  • Vous pêchez? dit Paul, surpris.

  • Ça m'arrive, oui. J'aime cette attente paisible, ce suspense du bouchon à la surface de l'eau, médiateur entre le pêcheur et l'hameçon, entre la surface et les profondeurs. J'aime l'excitation de la touche, la sensation de la prise et ce gigotement plus ou moins fort.

  • Ouah! Alors, allons-y, commissaire!

    Illico, ils firent les préparatifs. Ce ne fut pas long. Des lignes étaient toutes prêtes, à la fois pour les gaules à vifs et les lancers pour le gros. Ils atteignirent la rivière à 500 m de la maison du commissaire, en contrebas d'un champ se trouvant à l'opposé de la forêt.

    Au bord de l'eau, installés dans des sièges, ils attendirent devant gaules et lancées à gros bouchons blanc et rouges.

    Soudain, une touche s'annonça .

  • Oh, c'est un Paul Mérat! s'exclama le commissaire et il cita:

 

Derrière l'épaisseur lucide du carreau,

Un paysage grêle, une miniature,

Fait voir chaque détail plus petit que nature

Et tient entre les quatre arêtes du barreau.

 

Ce transparent posé d'aplomb sur le tableau

Montre un ciel triste encore et d'une couleur dure,

Des gens qui vont, les champs, des arbres en bordure,

Et les flaques de pluie où l'azur luit dans l'eau.

 

Il semble...

Là, Arthur Belpomme ferra d'un petit coup sec du poignet et leva son Albert Mérat frétillant.

  • Bonjour Le Carreau, dit-il à l'écailleux.

  • Mais c'est un goujeon!

  • Oui, et il porte avec lui ce poème Le Carreau dont je viens de citer la moitié. Tu vois, un poème peut servir à attendre avant de ferrer. Il ne faut pas seulement que le poisson titille, il doit mordre à l'hameçon!

  • Belle leçon!

    Le commissaire rit, puis il dit:

  • Voyons la prochaine prise.

    Il attendit, le bouchon oscilla, il commenta:

- Là, on dirait bien du Paul Verlaine qui se profile:

« Un vaste et tendre

Apaisement

Semble descendre

Du firmament

Que l'astre irise...

 

C'est l'heure exquise. »

 

Le bouchon plongea et Arthur ferra à nouveau:

  • Bonjour La Bonne chanson!

    Et il déposa son poisson dans le vivier, sous les yeux écarquillés de Paul!

    Le commissaire remit un asticot au bout de son hameçon et attendit à nouveau.

  • J'ai hâte de savoir ce que ça va être comme poisson, fit Paul.

  • Patience! La pêche, c'est l'école de la patience!

    Ils attendirent. Soudain, un nouveau signal se fit sur l'eau. Le commissaire s'exclama:

  • Ah là! C'est le bel Alfred de Musset qui suce l'asticot assez longuement.

Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,

Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,

Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?

Il fit une pause avant de reprendre:

Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.

 

Il ferra avec adresse et le scion plia.

  • Oh il est gros! fit Paul.

  • Bonjour Nuit de Mai! La Muse a bien parlé. Tu vas rejoindre le vivier! dit Arthur Belpomme

    C'est un beau carpeau.

  • Une belle prise! Oh! Le lancer a une touche, fit Paul en se retournant vers l'eau.

    Le commissaire suivit son regard et poursuivit en prenant le lancer en main :

    - L'évolution esthétique de Musset, liée au conflit entre art et vie, s'exprime dans le cycle des Nuits, qui le mène de l'interrogation sur la nature de la poésie à un constat d'échec et au refus de l'expression poétique. Trop souvent, on a ramené Les Nuits à l'expression de l'échec de la liaison entre Musset et Sand. Plus profondément, Les Nuits explorent le lien entre souffrance affective et inspiration poétique.

     

    À ce niveau-là, il ferra et combattit avec le poisson qui tordait le scion sur l'eau tout en poursuivant:

    - Le poète incarne l'homme de son temps à... condition de savoir dépasser son expérience et de la pousser à ses extrêmes limites... atteignant ainsi l'universel à partir de soi. La douleur n'est donc plus seulement un artifice ou une convention littéraire, mais l'état de crise indispensable par lequel le poète atteint le plus profond de lui-même, et par delà l'anecdote, l'intemporel.

Le poisson était enfin fatigué, le commissaire moulina, Paul tendit l'haveneau. C'était un mulet!

Satisfait de leur pêche fructueuse, ils décidèrent de rentrer. Au retour, Paul laissa Arthur ranger son matériel car il avait ses petites habitudes. Il alla dans le salon où quelques livres étaient entassés sur une table. Il fut attiré par l'un d'eux, un livre scolaire de littérature du XIXème siècle. Un marque-page dépassait, il ouvrit l'ouvrage et découvrit avec stupeur le passage que le commissaire avait présenté comme sa propre analyse de la poésie de Musset. Il s'exclama:

- Quel toupet, le commissaire Belpomme a plagié!

Il en sourit. Tous les grands poètes ont beaucoup créé, mais aussi beaucoup plagié, et il se souvint des propos du commissaire Belpomme : "Je dois plagier malgré moi quelque autre détective, quand bien même il me serait inconnu. Et je fais mon alchimie sans que cela soit visible. Un certain poète dont nous aurons à reparler a copié des passages entiers pour un livre qu'il a écrit, et cela ne se voit pas et ce n'est pas moins une oeuvre sincère, bien de lui. Il n'y a pas trente six mille façons de dire dans la langue française: "Il n'y a pas trente six mille façons de dire dans la langue française."

Mais au fait Rimbaud avait-t-il plagié?

Paul se posa la question et cela accrut sa hâte à conclure cette enquête afin de déterminer le pourquoi du comment des trois voyants fantômes. Et assurément, il ne faudrait pas trente six mille leçons pour cela...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

V

 

Le grand soir des révélations promises était arrivé. Dans la maison silencieuse, la porte du salon était entrouverte. Paul frappa. Personne. Il appela. Sans succès. Son coeur s'accéléra. Il se décida à entrer. Le commissaire Belpomme était là, assis en tailleur, au milieu du salon éclairé par des bougies. En s'approchant, Paul vit qu'il tenait, les yeux fermés, une pomme dans sa main droite levée à hauteur de poitrine. Il fit soudain: "Pom-pom-pom-pom!" et porta à sa bouche le fruit sphérique et jaune. Le croustillement typique du croquage de pomme se fit entendre. Il mâcha sa bouchée et tendit à Paul le fruit du côté non entamé. Paul ne s'y attendait pas du tout, il s'était demandé s'il allait encore le voir jongler ou marcher avec une pomme en équilibre sur la tête, mais là, il était, comme on dit, "sur le cul". C'était drôle et après une brève hésitation, Paul l'imita, d'autant qu'il avait rêvé la nuit même, d'un homme assis au sein d'une oasis qui lui semblait être Rimbaud en Abyssinie et lui aussi tenait une pomme!

A présent, ils se regardaient en mastiquant, les yeux plissés par le sourire et Paul ne ressentait plus aucun malaise face au spectacle offert par son hôte. Après tout, les circonstances méritaient bien le rituel le plus farfelu qu'il ait jamais vécu. Ils respiraient une joie enfantine qui était propre à faire rire le portrait de Rimbaud lui-même, à peine visible dans la pénombre. A un moment, tandis qu'ils mâchaient toujours de concert, ils éclatèrent littéralement de rire l'un en face de l'autre. Je vous laisse juger de leur état et de celui du tapis environnant. Le commissaire se contenta d'enlever le bout de pomme qui avait atterri au coin de son oeil et dit simplement à Paul qui arborait une petite mine de désolation :

  • C'est rafraîchissant!

Ils rirent de nouveau puis essuyèrent le témoignage de leur complicité mutuelle.

  • Quel attentat à la bienséance, mon cher Paul! Allons-nous remettre à demain notre séance?

Paul se décomposa sous ses yeux.

  • Non pas!

Paul était prêt à entendre n'importe quelle absurdité rase moquette, énormité funambulesque ou banalité montée en épingle. Le visage du commissaire s'illumina. Fermant les yeux, prenant une profonde inspiration, rouvrant les yeux, il se lança.

    • N.V.L: Nerval, Verne, Lautréamont. A mon humble avis, on sous-estime, voire on ignore l'importance qu'ont pu avoir ces trois écrivains sur Rimbaud bien qu'il ait été très silencieux à leur sujet, ce qui peut s'expliquer. Pour le premier, Jules Verne, c'est sûr, vérifiable. Pour le second, Gérard de Nerval, c'est inévitable. Pour le troisième, Lautréamont, c'est tout à fait possible et pourtant incroyable. Mais commençons par Jules Verne puisque c'est peut-être le plus étonnant.

«Arthur avait lu Vingt Mille lieues sous les mers. Beaucoup des "illuminations" du Bateau ivre y ont été puisées, maintes images ne s'éclairent qu'à la lumière de ce roman. Pourtant, Rimbaud ne cite pas Jules Verne comme voyant et le fait qu'il ne soit pas poète au sens traditionnel du terme ne justifie rien puisqu'il considère Les Misérables comme un vrai poème. Vingt mille lieues sous les mers n'est-il pas comme un porte-étendard de la liberté incarnée par Nemo et son Nautilus? Nemo n'est-il pas un voyant trouvant de l'inconnu au fond de la mer, qui est aussi à l'image de la mer intérieure, l'inconscient?

« Certes, on pourrait dire qu'Arthur l'a oublié ou même que tous les noms cités sont avant tout des poètes et non des romanciers. Mais il serait plus honnête de reconnaître qu'Arthur a écarté de sa "voyance" tout nom méconnu à son époque. Citer Jules Verne aurait été perçu comme une boutade. Jules Verne n'était alors qu'un fantastique écrivain pour les enfants, l'un des premiers auteurs pour la jeunesse. On n'avait pas encore découvert la richesse insoupçonnée de ses romans sur le plan symbolique, initiatique ni qu'il était un maître des messages codés, des cryptogrammes.

      • Objection, Votre Honneur.

      • Comment? Tu contestes cela?

Sauf jeu complice, ils décidèrent de se tutoyer délibérément à partir de ce moment qui avait été auguré par le partage incongru qu'ils venaient de vivre et dont leur corps et le sol avaient porté les marques.

      • Non, je ne fais opposition que sur un seul point. Le Bateau ivre est postérieur de quelques mois aux lettres du voyant. En admettant qu'il ait bien été inspiré par Vingt Mille lieues sous les mers, Rimbaud a pu lire ce roman après les Lettres du Voyant.

      • Un vrai voyant! J'allais placer cette unique objection à la fin. J'attendais que tu me coupes. Merci de ton intervention. Permets-moi maintenant de poursuivre.

Il reprit, Paul suspendu à ses lèvres tout aussi bien qu'à l'affût d'un point litigieux.

      • Mais il n'y a aucun doute, allais-je dire, que les "Voyages extraordinaires" de Jules Verne aient positivement influencé le jeune poète. Il y a une nouvelle de 1854, année de sa naissance, intitulée Maître Zacharius qui résonne particulièrement avec l'esprit de Rimbaud. Le mythe prométhéen et faustien y est repris de façon assez fantastique. Je te résume l'histoire. Elle se déroule à Genève, sous la Réforme. Le savant Zacharius invente des montres parfaites. Son secret est d'avoir établi sa mécanique sur le lien entre l'âme et le corps. Ainsi, cet horloger génial qui pense avoir percé le secret de la vie et qui a réussi à se rendre maître du temps, en inventant le mouvement perpétuel des montres, se sent l'égal de Dieu.

« Le succès de Zacharius est immense, jusqu'au jour où, les unes après les autres, les horloges se dérèglent sous l'action maléfique de Pittonaccio, horloger du soleil qui est une transformation grotesque de Mephisto. Zacharius doit alors offrir en mariage sa fille Gérande à Pittonaccio, alors qu'il vient de la marier à son apprenti Aubert aussi amoureux d'elle qu'elle de lui. C'est le prix à payer s'il veut posséder la dernière horloge que l'être diabolique détient et ainsi vivre.

« Au moment du sacrifice, une suite de maximes s'affichent sur un cadran de l'église où se trouve cette horloge: "Il faut manger les fruits de l'arbre de science", "L'homme peut devenir l'égal de Dieu", et "L'homme doit être l'esclave de la science, et pour elle sacrifier parents et famille." Quand Zacharius veut finalement remonter l'horloge, cette devise apparaît: "Qui tentera de se faire l'égal de Dieu sera damné pour l'éternité." Puis l'horloge éclate et le ressort s'en échappe. Pittonaccio s'en saisit et disparaît sous terre. Zacharius tombe mort.

« Rimbaud aurait pu lire cette nouvelle et en être frappé. Mais il aurait passé outre la morale de l'histoire tout comme il avait fait fi de la morale de Baudelaire dans Les Paradis artificiels sur la consommation de haschichqui fait naître dans l'esprit du drogué cette pensée : "Je suis devenu Dieu!". Rimbaud recherchait le bénéfice spirituel sur l'imagination, et donc sur sa poésie, il était prêt à tout sacrifier à sa soif de découverte. Il voulait, comme il l'exprime dans sa lettre, commencer par les horizons où les autres se sont arrêtés. Il voulait accéder à l'éternité. Il se voulait le digne héritier, continuateur de Baudelaire afin de dépasser le maître qui achevait ainsi son recueil Les Fleurs du mal dans sa première édition en 1857:

 

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau.

 

« On aurait beaucoup à dire de l'apport de Baudelaire à Rimbaud et sur ce qui les différencie fondamentalement, même dans la conception de la musique des vers et les correspondances. Je ne peux que te renvoyer au livre de Enid Starkie.

      • Je t'interromps une fois encore, fit Paul. Ce ne sont là peut-être que des coïncidences. On pourrait te prendre pour un sophiste. Ce n'est pas mon cas, je crois que tu es sincère. Mais, en somme, sa connaissance de Maître Zacharius n'est qu'une supposition.

      • Oui, ce sont des suppositions, mais elles prennent de la force, je pense, au regard de ce qui précède et de ce qui suit. Aussi revenons à Jules Verne. Il n'y a aucun doute, pour mon compte, que ses "Voyages extraordinaires" aient posisitivement influencé le jeune poète. Dans Une Saison en enfer, il disait: "Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne. J'aimais les peintures idiotes, enluminures populaires; la littérature démodée, contes de fées, petits livres de l'enfance", – je souligne. "Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations", – je souligne. "Je croyais à tous les enchantements."

« Cela trouve à mon sens un sensextraordinaire si on le rapporte aux "Voyages extraordinaires" de Jules Verne. Il n'est pas, je pense, absurde de penser qu'il était "fan" de ceux-ci, d'autant que son père était voyageur à sa façon et que d'après les témoignages de famille, le petit Arthur rêvait de voyages dès l'enfance.

« Ainsi Cinq semaines en ballon, le premier de la série publié en 1863 contenait de quoi exciter l'imagination, comme cette page "prophétique" où il est dit: "Alors l'Afrique offrira aux races nouvelles les trésors accumulés depuis des siècles dans son sein." Ajoutons que le périple commençait... à Zanzibar!... - là où Arthur voulait aller de prime abord... Enfin, Jules Verne, héritier du scientisme, du positivisme, du socialisme utopique et de Proudhon "Père de l'anarchisme", symbolisait la part pour ainsi dire "palpable" de la marche au Progrès suivant l'expression qu'on trouve dans la seconde lettre du voyant."

 

Paul se laissait peu à peu convaincre par le commissaire malgré toutes les objections que la raison lui soufflait au fur et à mesure de son déballage. Il l'avait gagné à son univers et Paul était comme un enfant ou un adulte redevenu enfant en face d'un conteur. Et qu'importait la raison, la logique, les preuves maintenant?

Le premier "voyant fantôme", Jules Verne, avait trouvé sa place, dans la seconde Lettre du Voyant.

Le commissaire Belpomme pouvait poursuivre avec un ton magistral:

      • N... Nerval. J'aurais dû commencer par lui. D'autant plus que, tu le sais, dans l'inscription "NVL" sur le manuscrit de la lettre, on peut lire les trois consonnes charnières de son nom de plume: il s'appelait en fait Gérard Labrunie. Quand je pense à ce bon Gérard, il me vient une émotion particulière. Tu vas me dire que c'est encore une fâcheuse coïncidence: Arthur a 3 mois quand Gérard de Nerval est retrouvé pendu et lorsque son oeuvre paraît : l'autobiographie de sa folie Aurélia, les nouvelles Les filles du feu et les poèmes hermétiques Les Chimères, titre que lui emprunta d'ailleurs volontairement ou non le "voyant" Albert Mérat. Je suis intimement convaincu que Nerval a été important pour Arthur, mais qu'il l'a - comme Verne, trop gênant pour un poète sérieux - volontairement passé sous silence pour d'autres raisons.

« Je devance tes objections, il faut des arguments pour dire que Rimbaud a lu Gérard de Nerval, qu'il avait une grande admiration pour lui et qu'il a eu une influence certaine sur son oeuvre et sa vie. Tout d'abord, un illuministe comme Charles Bretagne, l'initiateur de Rimbaud, ne pouvait ignorer l'auteur des Illuminés, essai paru en 1852. Ensuite Gérard de Nerval était un nom bien connu de la Bohème selon la propre expression de Baudelaire, même s'il était il est vrai plus célèbre par sa mort que par ses oeuvres. Enfin, nul n'a trouvé autant d'inconnu, nul n'a été aussi voyant que lui par "un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens"; il a été "entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême savant."

« Sa vie et son oeuvre, aussi indissociables que celles d'Arthur, le prouvent. Les Chimères et Aurélia sont voyants au possible. Les Chimères sont les premiers vers ésotériques pour ainsi dire. Aurélia est le premier récit poétique et autobiographique d'une descente aux enfers. Sa "folie" disséquée, étalée au grand jour, se clôture par un suicide dans la nuit. "Ne m'attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche" avait-il écrit la veille à sa bonne tante Labrunie. C'est par ce suicide qu'il devient "le grand criminel", cet acte était considéré comme un péché grave à son époque. Aussi à Paris, l'émotion fut vive et l'on parla plutôt d'homicide.

« Ce crime "inavouable" de Gérard - que beaucoup de romantiques français avaient certainement tenté – a longtemps fait du cas "Gérard de Nerval un tabou" et c'est ainsi que son ami Alexandre Dumas dans ses souvenirs du poète choisit lui aussi de parler d'assassinat et non de suicide.

« Pour revenir à Rimbaud, le suicide de Nerval ne serait peut-être pas la seule cause de son silence à son sujet. Cet événement datait quand-même de dix-sept ans... Non, Gérard le gênait probablement pour une seconde raison: ce grand romantique n'a jamais théorisé sa poésie alchimique, il ne s'est jamais prétendu poète: il se définissait comme un "rêveur en prose" et il avait cessé de chercher la gloire depuis son sonnet "Le soleil et la gloire" intitulé ensuite "le point noir"...

 

« Oh, c'est que l'aigle seul, - malheur à nous, malheur -

contemple impunément le soleil et la gloire!

 

« Nerval était un homme discret, loin de toute école. Aussi il était difficile, je pense, pour Arthur d'évoquer ce poète "voyant" dans sa seconde Lettre du Voyant.

 

-Pourtant, dit Paul, je ne doute pas un instant que Rimbaud tenait Nerval en estime, tout comme son ami Paul Verlaine qui ne l'a pas cité - de façon tout aussi incompréhensible sans la même raison - parmi les "poètes maudits" en 1886, alors qu'il y nomme Baudelaire. En fait, le "bon Gérard", qui était comme Arthur un marcheur invétéré, un vagabond, un voyageur, est un poète à part. On en parle très peu. On ne le critique jamais.

Le commissaire enchaîna:

      • C'est vrai, il y a une pudeur vis-à-vis de ce nom qui est unique dans l'histoire de la poésie. Lautréamont disait justement: "personne ne voudrait se servir de la cravate de Gérard de Nerval." Je remarque trois éléments : le premier, c'est qu'Aurélia aurait pu s'appeler "Une Saison en enfer". Il serait intéressant de rassembler en un seul volume ces deux oeuvres parentes; la fin du "roman" inachevé de Nerval forme comme un pont vers la rive rimbaldienne. On lit en conclusion de l'oeuvre: "Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens représentaient l'idée d'une descente aux enfers."

« Deuxièmement, par moments, son langage, son style même fait penser à Une Saison en enfer – je devrais dire l'inverse, Une Saison fait penser à Aurélia; pour preuve, cet extrait du premier chapitre de la seconde partie: "Qu'ai-je écrit là? Ce sont des blasphèmes. L'humilité chrétienne ne peut parler ainsi. De telles pensées sont loin d'attendrir l'âme. Elles ont sur le front d'orgueil la couronne de Satan... Un pacte avec Dieu lui-même? Ô science! Ô vanité!" C'est bien dans Aurélia et non dans Une Saison en enfer!

« Troisièmement, le poème "Le réveil en voiture'' de Nerval peut être considéré comme précurseur du sonnet "Le dormeur du val" des Poésies ou du poème "Mouvement" des Illuminations, à moins d'être une coïncidence fortuite, comme la "rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie" suivant la formule chère aux surréalistes de Lautréamont...

 

Arthur prit un peu de répit et proposa :

      • Une petite pause pomme?

Paul accepta et ils dégustèrent chacun une pomme en silence. Paul mastiquait et digérait son discours, son cours tombé dans l'oreille comme des saveurs explosent au bout de la langue.

 

Après ce moment de silence, le commissaire reprit :

      • Nous allons évoquer en dernier Isidore Ducasse, le Comte de Lautréamont. Ses Chants de Maldoror, redécouverts par les surréalistes, prose poétique féroce, sarcastique et voyante dans le sens où l'entendait Arthur aurait pu lui plaire. Mais il aurait fallu un singulier hasard pour qu'un exemplaire tombe entre ses mains. Aurait-il lu au moins le premier des six chants publié deux fois entre 1868 et 1869, ou un des rares exemplaires de l'oeuvre intégrale distribués à ses anciens maîtres ou amis? Ce n'est pas absolument impossible, mais les chances sont minimes.

« Plusieurs annonces publicitaires concernant Maldoror avaient été faites entre 1869 et 1870. Lacroix, éditeur de Victor Hugo bien connu, avait suspendu au dernier moment la distribution de Maldoror de peur que l'oeuvre ne soit censurée pour sa violence, mais douze exemplaires avaient été envoyés à l'auteur. On sait que Poulet-Malassis, l'éditeur de Baudelaire en avait reçu un, il était réfugié à Bruxelles, ville où Rimbaud a fait de fréquents séjours. Dans le numéro 7 du Bulletin des publications défendues en France, du 23 octobre 1869, l'éditeur fit l'annonce de la publication des Chants de Maldoror par le Comte de Lautréamont, situant l'oeuvre dans la notice entre celle de Baudelaire et de Flaubert. Cela ne pouvait passer inaperçu dans la gent littéraire.

Dans la Revue Populaire de Paris de juin-août 1870, le jeune poète avait fait passer une annonce: "Poésies, 2ème fascicule, par Isidore Ducasse, auteur de Maldoror, 7 rue Faubourg Montmartre, prix ad libitum". Le 24 novembre de la même année, l'auteur mourait à l'âge de 24 ans et demi.

On sait qu'Arthur était avide de nouveautés littéraires. Le 17 avril 1871, il donne à Demeny des nouvelles littéraires qu'il a vu chez Lemerre, chez Lacroix, Paris et Bruxelles, et à la Librairie Artistique. "Telle était la littérature, nous dit-il, du 25 février au 10 mars." Rien sur Isidore Ducasse.

Arthur retourne à Paris entre le 23 avril et le 3 mai environ. Le 13 mai, il écrit la première Lettre du Voyant, et deux jours plus tard la seconde. Il n'est pas impossible qu'il ait découvert alors les Poésies I et II parues en avril et juin 1870 à Paris. J'avoue que les Lettres du Voyant peuvent s'expliquer sans elles. Mais il est intéressant, de comparer ces Poésies aux "Lettres du Voyant" qui présentent de grosses similitudes et de grosses divergences. J'ai relevé des thèmes communs aux Poésies I ou II que nous désignerons par P1 ou P2 et aux Lettres du Voyant, LV. Par exemple, je te cite:

 

« P1: "Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leur corps!'

« LV: "Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens... car il arrive à l'inconnu!"

 

« P2: "La poésie doit être faite par tous. Non par un."

« LV: "Les poètes seront. La femme sera poète elle aussi. En attendant, demandons aux poètes du nouveau."

 

« P2: " Tout vit par l'action. De là, communication des êtres, harmonie de l'univers."

« LV: "Toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra. La Poésie ne rythmera plus l'action; elle sera en avant."

 

« P1 et 2: "Les grandes pensées viennent de la raison. Il faut désormais compter avec la raison qui n'opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure."

« LV: Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un "Jeune-France".

 

Devant l'étonnement de Paul, le commissaire Belpomme précisa:

      • Tu te souviens que le terme Jeune-France désigne un de ces romantiques impliqués dans la bataille autour de la pièce Hernani de Victor Hugo. Ceux qui ont lu les Poésies de Lautréamont peuvent reconnaître que cette dernière formule de Rimbaud peut très bien s'appliquer aux Poésies si remplies de paradoxes qu'elles ressemblent parfois à des plaisanteries.

        Sans doute que ce génie étranger uruguayen écrivant trop bien pour un "français" irritait au plus haut point tout en procurant un choc poétique, un frisson et une admiration jamais ressentie auparavant.

        Ainsi l'oeuvre de cet autre génie fulgurant, cette autre étoile filante de la littérature aurait secrètement nourri la poésie de Rimbaud sans qu'il ne le cite. Les Lettres du Voyant seraient alors une réponse, une réaction offensive à la lecture des oeuvres du jeune poète qui a occupé avec Les Chants de Maldoror et les Poésies les deux extrêmes d'une courte ligne droite, dont on ne sait s'il existe un milieu. Il serait bien, par conséquent, le troisième voyant fantôme. Mais qu'en dis-tu, mon ami?

  • Je te dirais cela demain matin, cher Arthur, répondit Paul. Je puis déjà te dire que je suis positivement impressionné. Après une bonne nuit de sommeil, j'y verrais sûrement plus clair. Mais quelle mémoire! Comment fais-tu pour retenir tout ça?

  • Un accident... fit le commissaire, laissant l'imagination de Paul faire le reste.

Il lui dit ces deux mots en souriant et il y avait dans son regard le rayonnement d'un secret.

 

Il était temps de préparer le dîner, aussi les deux partenaires cessèrent de parler de littérature. Paul proposa son aide pour cuisiner. Arthur refusa gentiment, préférant qu'il reste dans le salon ou aille dans sa chambre en attendant l'heure. Paul se posait plein de questions et la symphonie numéro 5 de Beethoven se répandit comme un élément de réponse. Il resta à contempler la flamme des bougies danser sur la musique et donner toute leur magie dans l'obscurité de la pièce. Le portrait de Rimbaud semblait vibrer.

 

Le commissaire Belpomme le rejoignit avec ses plats fumants. Ils soupèrent, burent, rotèrent et pétèrent – eh oui! Une manière multiculturelle de sceller leur amitié, en somme! Plus tard, Paul demanda à Arthur s'il n'avait pas de connexion Internet. Arthur lui montra son installation et lui proposa de l'utiliser à sa guise.

Puis ils se séparèrent par une accolade chaleureuse.

 

Mais Paul n'alla pas se coucher de suite, non. Il était perplexe à propos de l'un des voyants fantômes, Lautréamont. Il reprit les données fournies par le commissaire. Le manuscrit de la deuxième Lettre du Voyant présentait bien au verso les initiales NVL. Elles représentaient certainement une énigme et cela cadrait bien avec le caractère prophétique et mystérieux de Rimbaud. Il écrivait dans Une Saison en enfer : "Je détiens le système.", "Je réservais la traduction.", "C'est oracle, ce que je dis", "La charité est cette clé."

Le N pour Nerval ne lui posait aucun problème, le V pour Verne non plus, mais il ne savait trop s'expliquer pourquoi, il butait sur le L pour Lautréamont. Il était pourtant convaincu que Rimbaud connaissait les oeuvres de Lautréamont avant d'écrire les Lettres du Voyant. Mais il savait que cela semblerait saugrenu et presque sacrilège à un exégète, surtout rimbaldien. Rimbaud ne pouvait être redevable au comte de Lautréamont.

Aussi, il utilisa Internet pour chercher les L dans une liste de poètes. Il trouva, en dehors de Lautréamont, Lamartine et Leconte de Lisle cités par le commissaire comme voyants et donc hors course. Soudain il vit, le nom de "Lacenaire" qu'il connaissait grâce au film Les Enfants du Paradis. Il ne se souvenait pas avec les années – car il lui semblait que le film l'évoquait – si Lacenaire avait écrit des poèmes. Puis il se rappela. Il avait lui-même écrit un poème après la vision du film, par une espèce de provocation bien dans la tournure de Lacenaire...

 

un crâne lacenaire

la mâchoire entre les dents

l'oeil hâve

hagard noir

et de la bave

entre les paupières

 

on a dit assassin

pour une langue pulpeuse

une moustache ardente

comme un pic dans un sourire

 

Lacenaire ne trahit que celui qui l'a trahit!

 

Cela lui donnait le frisson maintenant, plus de dix ans après, il l'avait oublié, mais il n'était pas naïf au point de croire qu'un poète, un artiste ne pouvait être un criminel. Et le héros Maldoror créé par Lautréamont se montrait, force est de l'avouer, plus cruel que Lacenaire: il s'attaquait à des jeunes filles, et même à des fillettes d'après son souvenir, un vrai psychopathe pédophile!

Les Chants de Maldoror! Un livre atypique, infâme et beau qui peut se lire comme un livre de la dérision, notamment envers la littérature et ses ressorts, un livre de l'humour noir, cher à André Breton (voir son anthologie), – mais pas seulement. C'est aussi le livre des envolées romantiques (Je te salue, vieil océan!), des blasphèmes contre Dieu et l'humanité, du goût du macabre, une ode provocatrice au crime, au viol, à la pédophilie tandis qu'en fin de compte son héros fait de rares apparitions; c'est une symphonie fantastique et surréaliste avant la lettre, une orchestration du mal, de la folie d'un syphilitique; c'est le livre qui répond le plus fortement aux critères du Voyant.

Lautréamont se fait aussi le "suprême savant": son goût pour les mathématiques parcourt l'oeuvre et surtout son impressionnant bestiaire place l'homme devant toute son animalité. Enfin ce livre est un exorcisme et selon l'aveu ironique de l'auteur "un conte somnifère" par "le meilleur professeur d'hypnotisme qu'il connaisse!"

En cherchant un peu, Paul trouva le témoignage de Paul Lespès, camarade d'étude de Lautréamont:

"Nous le tenions au lycée pour un esprit fantasque et rêveur, mais au fond pour un bon garçon ne dépassant pas le niveau moyen d'instruction, en raison probablement d'un retard dans ses études. Il m'a montré un jour quelques vers de sa façon. Le rythme, autant que j'en ai pu juger dans mon inexpérience, me parut bizarre et la pensée obscure." Il parlait des Chants de Maldoror comme d'"une oeuvre sincère", "fruit douloureux d'un cerveau exalté plein de sombres images."

Paul relut le Premier Chant qui fait trois pages, commence par: "Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que j'invoque dans le commencement de cet ouvrage!" et finit par "Vieil océan, ô grand célibataire!"

Et ces pages qu'il ne tient qu'à vous de découvrir ne sont pas les plus hideuses de son carnet de damné pour paraphraser Rimbaud ("je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné").

Mais le doute subsistait, le dernier voyant était-il Lautréamont ou plutôt Lacenaire"?

Ce dernier avait écrit quelques poèmes dont Le dernier chant, poème ultime qu'il écrivit un mois avant de monter à l'échafaud, à l'âge de 33 ans!

 

En expirant, le cygne chante encor,

Ah laissez-moi chanter mon chant de mort!...

 

Baudelaire le désigna comme "un des héros de la vie moderne"? Il avait été, somme toute, le "grand malade, le grand criminel, le grand maudit"... – le "suprême Savant" ? Il assassinait au tire-point (outil de cordonnier) et frappait toujours dans le dos de ses victimes, ayant remarqué qu'une personne est bien moins combative quand elle est blessée au dos...– Quelle ingéniosité!

 

« Pas lui, pitié! » s'écria Paul. Il se souvenait des paroles du commissaire Belpomme: "Il y a des grands poètes qui sont des monstres." C'était donc lui le dernier voyant?

« Je préfére mille fois Lautréamont, déplora-t-il, même si son héros Maldoror est ... Qu'allais-je dire! Oui, mais s'il nous fait frémir ce n'est que par des mots, comme un bon auteur de thrillers – avec un don poétique hors du commun ».

Au-delà de l'horreur que cette révélation lui inspirait - mettre à côté de visionnaires, Nerval et Verne, un Lacenaire! - le bon bout de sa raison ou son petit doigt lui dit que ce n'était pas lui. Il décida d'abandonner ses recherches, quitta la liste des auteurs en L et alla sans raison apparente à la lettre N. Il tomba sur Nodier. Il ouvrit la page. Il vit affiché en haut le titre « Le Vieux Marinier » et – stupéfaction! – il y lut, comme une esquisse du Bateau ivre de Rimbaud, or ce poème lui était de beaucoup antérieur.

Arthur Rimbaud devait connaître le nom de Nodier au moins depuis août 1870, puisqu'il déclarait à son professeur George Izambard avoir pris Le Diable à Paris, publié chez Hetzel, l'éditeur de Jules Verne, collectif auquel avait participé Nodier.

Le ton et le rythme sont assez proches, sauf que Nodier conclut chaque quatrain par un hexamètre.

115 vers pour Nodier, 110 pour Rimbaud, en voici seulement un quintain pour l'un, un quatrain pour l'autre afin d'avoir une ancre de comparaison.

 

Le Chant du vieux marinier:

 

C'est ainsi qu'apparaît l'Océan de la rade.

Le voyageur de mer est fou comme l'amant.

Tout visage nouveau lui paraît camarade,

Tout lougre, galion, et tout poisson dorade,

Et tout roc diamant.

 

Le Bateau ivre:

 

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants

Des écumes des fleurs ont bercé mes dérades

Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants

 

A la fin on trouve sous la plume de Nodier:

Lise est morte! - Adieu donc! Adieu, la Découverte!

 

Et sous celle de Rimbaud:

O que ma quille éclate! O que j'aille à la mer!

 

Dans Le chant du vieux marinier, Paul trouva des images étonnantes, mais moins baroques et alchimiques, moins luxuriantes et audacieuses que dans Le Bateau ivre. Nodier n'avait pas le génie poétique de Rimbaud. Mais Rimbaud connaissait sûrement ce poème avant d'écrire Le Bateau ivre et il l'avait inspiré plus que toute autre source. Il était même, Paul en était convaincu, son point de départ. Le Voyage de Baudelaire, autre chef-d'oeuvre, perdait sa « préemption », sa place, sa prétention, comme une mouche qui se mouche: il n'y a plus de mouche!

Cela voulait aussi dire que Rimbaud avait déjà en tête son poème en écrivant ses lettres du Voyant. Il était en germe, même s'il en était inconscient; Le Chant du vieux marinier l'avait suffisamment marqué, pour premièrement lui donner l'idée de composer un poème sur la mer, deuxièmement pour qu'il reconnaisse en Nodier un voyant.

Paul eut du mal à s'endormir. Malgré l'évidence de Nodier, la lutte entre Lacenaire et lui semblait raisonnablement pencher en faveur du premier. Le L tranchait. Les initiales étaient NVL et non NVN...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VI

 

Le lendemain matin, Paul trouva Arthur Belpomme dans le salon. Assis, il faisait passer une pomme d'une main à l'autre. On aurait pu entendre une mouche voler.

        • Bonjour Paul.

        • Bonjour Arthur.

        • Tu m'as l'air d'avoir la tête bien encombrée. Aurais-tu un pépin?

        • Je suis perplexe.

        • Ah...

        • Quelque chose me résiste. Je ne suis pas convaincu du tout par le troisième voyant fantôme. Il ne peut être Lautréamont. Je ne dis pas que Rimbaud n'a pas connu ses oeuvres, je ne dis pas qu'il ne pense pas à lui en écrivant sa lettre, je dis qu'il n'est pas le troisième voyant fantôme, je le sens...

        • Ah... intéressant... continue.

Paul lui expliqua les raisons de ses doutes. Il arriva enfin à son hypothèse, son dilemme...

        • Je suis dans l'expectative d'une résolution. Je suis par la raison tenté de nommer Lacenaire le criminel poète, le troisième voyant; mais mon coeur me dit que ce troisième voyant est Nodier.

A ce nom, le commissaire envoya sa pomme en l'air et fit aux anges: "pom-pom-pom-pom" avant de rattraper la sphère pulpeuse dans sa main.

        • C'est aux pommes!

        • Comment cela « c'est aux pommes »?

        • C'est aux pommes! Tu viens de percer le mystère des trois voyants fantômes.

        • Je ne comprends pas.

        • Tu ne comprends pas? Alors, dis-moi, quel est le troisième voyant fantôme selon toi?

        • Lace... Nodier.

        • Pom-pom-pom-pom! Évidemment que c'est Nodier. Ton coeur a eu raison de ta tête. Félicitations!

        • Mais que fais-tu du L?

        • Du L? C'est un pied de nez mon cher, un pied de nez, comprends-tu? Et c'est toi, toi qui vient de mettre le doigt dessus! Voilà 20 ans que je butais sur Lautréamont et faute de mieux, je continuais à défendre cette idée absurde. Et voilà, par miracle... le voile se lève!

        • Je ne comprends pas. Explique-moi.

        • Ah, mon émotion, mon bonheur est à son comble. Merci! Merci! O Arthur! Quel malin tu fais!

 

Il se concentra un moment sur sa pomme tendue vers Arthur en portrait pastel, pomme-vérité, pomme-évidence.

        • Paul, écoute-moi bien mon ami. Arthur n'a-t-il pas dit: "Je suis caché et je ne le suis pas"?

        • Si.

        • Arthur n'a-t-il pas écrit dans sa première lettre "Nargue" avec un N majuscule?

        • Si.

        • Eh bien il m'a bien nargué pendant 20 années. Mais je te dirai tout cela ce soir.

        • Ce soir? Pourquoi pas maintenant?

        • Ce soir, c'est le solstice d'été; ce soir, c'est soirée aux bougies! Rendez-vous à 22h30 après le coucher du soleil du jour le plus long de l'année.

Paul répliqua seulement:

        • Bon, bah... à ce soir.

        • A ce soir, mon ami! Profite de ce beau soleil pour te promener en forêt.

Paul disposa et alla effectivement prendre un bain de soleil, se promener en forêt et s'y reposer sur une pierre où il s'allongea au sein des effluves capiteuses des pins, soulagé de ce que le dernier voyant fut Nodier. Ses rêves se tournaient vers ce nom maintenant. Il se rappelait avoir lu voici quelques années L'Histoire du roi de Bohême et ses sept châteaux auquel Nerval avait emprunté une généalogie de plagiaires. C'était un livre plus désenchanté qu'enchanteur. Il avait lu aussi qu'Alexandre Dumas, grand ami de Nodier autant que de Nerval, n'avait été que le transcripteur de La Femme au collier de velours, paru en 1851, énième roman de l'auteur des Trois Mousquetaires qui lui avait été soufflé dans un murmure par Nodier lui-même sur son lit de mort. Dumas ne s'en cacha pas et lui rendit le plus bel hommage que l'on puisse rendre à un confrère. Ainsi, la dernière oeuvre de Nodier figure sous la plume de son ami Alexandre Dumas.

Enfin, Paul le connaissait comme l'auteur de l'essai Du fantastique en littérature paru en 1830 et de contes qui oscillaient entre le fantastique et le merveilleux ou le folklore tels Trilby et La Fée aux miettes qu'il n'avait pas lus mais dont les noms tintinnabulaient à son oreille.

Ses songes se tournèrent ensuite vers le futur: ce soir...

Quelle mise en scène le commissaire Belpomme lui réservait-il encore? Allait-il se coller des ailes et voler vers lui en lui tendant une pomme sur laquelle serait inscrit "N" suivi d'un point d'interrogation? Beau spectacle baroque!

Après la contemplation du couchant, Paul rentra dans le salon éclairé de bougies comme dans un sanctuaire... Il était vide de la personne d'Arthur Belpomme, mais sa présence était perceptible.

Il n'y avait pas de pomme en vue. Enfin, pas devant Paul, ni autour. Mais au-dessus! Une pomme était suspendue au plafond. Elle avait été accrochée sur le luminaire avec du fil de pêche et elle tournoyait sur place de gauche à droite, à la hauteur des yeux du portrait de Rimbaud qui lui faisait face.

 

Paul entendit un bruit de chasse d'eau.

        • Ah! Purgatif le matin, purgatif le soir! La pomme est une merveille! dit tout haut le commissaire tandis qu'il se lavait les mains dans l'évier de la cuisine juste à côté.

Il rejoignit Paul, et sans préambule, comme s'il n'y avait pas eu de coupure entre le matin et le soir, il dit en appuyant ses premières paroles avec son index levé vers le ciel, puis en tapotant la commissure de sa bouche de la même oscillation rapide que celle du joueur de guimbarde:

        • Oui, le "L" de NVL est le plus beau pied de nez qui puisse se trouver. Et ça, c'en est d'une Nouvelle! Dans "NVL" on peut lire aussi bien Nerval que Nouvelle. Et oui, la nouvelle c'est que le troisième voyant fantôme est Nodier. Lui qui racontait à Nerval comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution et son ami en était tellement persuadé qu'il se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête. Ses amis faisaient là-dessus la boutade qu'il était assez naturel qu'une fois âgé on n'ait plus toute sa tête, eh bien là on a retrouvé la tête de Nodier.

        • Mais il y a bien N pour Nerval, V pour Verne, L pour Lautr...

        • Oui, mais il n'est pas le troisième voyant fantôme. Voici pourquoi. Lautréamont désigne ce qui est en amont, « l'autre en amont ». L'autre en amont est N, lettre où viennent se confondre aussi bien Nerval que Nodier, et l'on voit le lien qui pouvait exister entre Nodier et Nerval indépendamment de leurs oeuvres, le second devant beaucoup au premier. Lautréamont est bien à compter mais pas parmi les voyants. Il est celui qui nargue et indique à la fois la clé du mystère. Quant à Lacenaire, Nerval l'écarte par son jugement en 1840: "cet affreux Lacenaire"..., "cette araignée humaine", "cet odieux sujet" disait-il de lui.

Rimbaud qui voulait se faire l'âme affreuse pouvait bien à l'instar de Baudelaire en faire un "héros de la vie moderne", tout portés qu'étaient les romantiques comme Hugo à glorifier les héros de la "bouche d'ombre" en ces temps troubles; il ne pouvait sincèrement pas en faire un voyant, en dépit et à cause même du Dernier chant du "criminel-poète" qui périt avec fierté et tremblement sous la guillotine...

        • Mais commissaire, Rimbaud n'a-t-il pas dit: "il s'agit de se faire l'âme monstrueuse, à l'instar des comprachicos? »

        • Je vois que Monsieur a de la culture. Rimbaud aussi. Il a lu, c'est certain, L'Homme qui Rit de Victor Hugo paru en 1869, bien qu'il ne cite de roman que Les Misérables dans sa lettre. Victor Hugo a intitulé le deuxième chapitre de la première partie de L'Homme qui Rit: "Les comprachicos", ces bohémiens du XVIIème siècle qui volaient des enfants pour les transformer en monstres, en gagne-pain de foires. Il faut lire la subtilité que tu as omise. Rimbaud dit à la suite de "des comprachicos, quoi!": "Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant." Les comprachicos n'appliquaient pas leur "monstruosisation" sur eux-mêmes. Pour écrire, il faut être capable de s'identifier, de se mettre dans la peau de son sujet. Ainsi Hugo l'a fait, même à l'extrême.

          « Est-ce ironie, provocation? Lui qui a tant lutté contre la peine de mort, il écrit: "On savait produire dans ces temps-là des choses qu'on ne produit plus maintenant, on avait des talents qui nous manquent, et ce n'est pas sans raison que les bons esprits crient à la décadence. On ne sait plus sculpter en pleine chair humaine", etc. Je passe les détails... Mais aujourd'hui on parle de comprachicos modernes qui ne font plus des dégâts physiques mais psychologiques. On peut se demander si Rimbaud avec l'éducation qu'il a subi de sa mère et la société dans laquelle il vécut, si il ne se sentait pas lui-même un "comprachicosé". Bref! Ce que je voulais dire avant que tu ne me coupes à bon escient, c'est que de la pensée à l'action il y a un monde, de la créativité à l'Art, un univers.

« Guillotin était un créatif, pas un poète. Lacenaire s'est voulu poète, il a versifié avec talent, panache. Une émotion perce sous la provocation et le cynisme, mais pour être voyant, Poète en tant que VATES c'est une autre paire de manches. En tout état de cause et en toute conscience, Rimbaud ne pouvait placer Lacenaire aux côtés de Nerval et Verne. Du coup, ils auraient tenus la place de larrons pour ainsi dire. En revanche, Nodier, enfant issu de la Révolution, a inspiré tous les grands romantiques; admiré par les plus grands (Hugo, Dumas, Balzac), Nodier a ouvert la voie à Nerval et à Rimbaud, comme aux surréalistes.

« Il faut aussi lire La Fée aux miettes pour comprendre ce qu'une telle lecture a pu produire sur le cerveau de Rimbaud: on y parle d'une femme qui connaît toutes les langues, on y parle de voyage en Orient, de Salomon et de la reine de Saba. Et chose vraiment étonnante, Rimbaud côtoya plus tard le Roi Ménélik II, maillon d'une lignée de rois éthiopiens revendiquant leur filiation salomonéenne et sabéenne, Ménélik étant le fruit de l'union entre Salomon et la reine de Saba qui s'était convertie à la religion des hébreux en voyant sa sagesse.

« Disons pour faire court que c'est un conte qui a pour héros Michel, charpentier de métier, natif du Mont Saint-Michel, et qui, enfermé dans une maison des fous, la maison des lunatiques à Glasgow, raconte à son visiteur sa folie: il est à la recherche de la Mandragore qui chante et croit avoir pour mission de fournir en bois le roi Salomon lui-même. Il raconte ses aventures portées par deux amours: d'abord celui de la Fée aux miettes vieille de plusieurs siècles, naine, sachant toutes les langues, s'étant nourrie de miettes à l'école, originaire de Grandville où elle mendiait, non loin du Mont, mais ayant une maison à Greenock en Écosse ; ensuite, celui de Belkiss ou Reine de Saba dont la Fée lui a offert un portrait en médaillon qui s'anime sous ses yeux et dont il tombe amoureux. La Fée aux miettes lui fera comprendre peu à peu que c'est elle, Belkiss, plus jeune... Il n'y a pas lieu d'être tiraillé entre deux. Tout s'unifie. Avant de se marier avec elle, il devra traverser une série d'épreuves lui dévoilant la vraie richesse.

« Voici un passage clé, bien illustratif. La Fée aux Miettes parle : "N'as-tu pas remarqué que les vaines sagesses de l'homme le conduisent quelquefois à la folie? Et qui empêche que cet état indéfinissable de l'esprit, que l'ignorance appelle folie, ne le conduise à son tour à la suprême sagesse par quelque route inconnue qui n'est pas encore marquée dans la carte grossière de vos sciences imparfaites? » Reconnaissant qu'il n'y a pas plus savante, plus digne et meilleure femme, Michel dit: "C'est seulement dommage qu'elle soit si vieille et qu'elle ait de si grandes dents." Mais il se reprend aussitôt: "On n'a pas à se plaindre de sa destinée quand on passe les nuits à vivre d'amour avec Belkiss, et les jours à étudier la sagesse avec la Fée aux miettes."

 

Le commissaire nageait dans les parenthèses comme un poisson dans l'eau et pouvait revenir à la surface comme s'il ne l'avait jamais quittée. Paul était incroyablement réceptif.

        • Pour revenir à Nodier, poursuivit le commissaire Belpomme, il est le premier des romantiques français à avoir exploré, comme tu as pu le constater dans ce récit mirifique, le lien ténu entre la réalité et le rêve, à avoir accordé de l'importance aux rêves. Il illustre par ses contes le "Je est un autre", il est immergé dans le fantastique plus qu'il ne le crée par artifice littéraire, il a été le premier en France à trouver de l'inconnu, donnant mission à l'écrivain de "percevoir l'inconnu".

          « Il avait une conscience claire de la mission du poète, de l'écrivain. Mais lui-même n'a-t-il pas été inspiré par les romantiques allemands? Il faut lire en premier lieu le roman Henri d'Ofterdingen, de Novalis qui est mort à l'âge de 29 ans, puis ses Hymnes à la nuit. Le thème de la fleur bleue que l'on trouve chez le jeune poète allemand est aussi traité par Nodier, comme il a été traité par Gérard de Nerval et Jules Verne, chacun à leur façon. De plus, ce n'est pas un des moindres signes en faveur de Nodier que son poème Le Vieux marinier ait de si grandes similitudes avec Le Bateau ivre que l'on peut le tenir comme préfiguration, source d'inspiration, prémonition même de celui-ci. Enfin, les trois poètes sont connus pour avoir côtoyé de près une société secrète, un groupe d'initiés à l'ésotérisme que Charles Bretagne devait bien connaître et dont Rimbaud avait dû entendre parler par celui-ci qui était son mentor.

  • Mais tu savais tout cela et tu n'avais pas pensé à Nodier?

– Évidemment que si. J'ai même pensé à Lacenaire, figure-toi. Mais on a souvent besoin d'un autre pour bien voir, et là, il a suffit que tu mettes le nez dessus pour que tout se mette en place naturellement et que je trouve enfin le pépin. Maintenant, je puis dire, grâce à toi Paul, grâce à Arthur, grâce au Ciel, cette enquête est aux pommes!

 

A ce mot, la pomme se porta le plus naturellement du monde à la bouche du Commissaire Belpomme.

Quant à Paul, il était complètement bluffé par ses explications, il en restait pantois et ému. Il y eut un grand moment de recueillement, interrompu par Arthur :

    • La plupart des gens ont, j'en suis sûr, une idée erronée de Rimbaud. Ils en ont une image d'Épinal. J'ai rencontré une fois une femme professeur de français à qui j'exprimais ma passion. Je lui expliquais comment Rimbaud, après s'être cru comme Dieu, au lieu d'intégrer sa parcelle divine et d'être humble, d'accepter sa condition humaine, en était venu à se rendre à la terre. La fin de Une Saison en enfer l'exprimait: "posséder la vérité dans une âme et un corps" plutôt que de vouloir par des pouvoirs magiques échapper à cette condition christique qui supposait de porter sa croix dans sa dimension verticale et horizontale.

      « En fait, mon auditrice, catholique de surcroît, était pressée de savoir la fin, ce qu'il était devenu après avoir quitté la littérature. Je lui dis qu'après avoir cherché à enseigner le français à l'étranger, la vie l'emmena en Orient où il devint, par la force des choses – n'ayant rien d'autre comme travail – trafiquant d'armes. Elle fut quasiment choquée, très fortement surprise, elle eut un geste de recul. Elle faisait sans doute étudier Ma Bohème de Rimbaud, l'image du doux rêveur communicant avec sa muse, le génie poétique représenté par un adolescent de 16 ans. Bien que cinéphile, elle n'avait sans doute pas vu le film "L'homme aux semelles de vent" traitant de sa seconde vie, celle d'un "Rimbaud salaud".

      « Trafiquant d'armes! Quelle bassesse dans une âme si grande! Bref, j'ai eu beau dire à cette femme pour rattraper le coup qu'il avait là-bas une très bonne réputation pour son humanité, son honnêteté, l'aide qu'il apportait aux autochtones, sa compassion qui est l'une de ses plus grandes qualités; j'ai eu beau essayer de lui faire comprendre que tel avait été son destin, qu'il avait accepté, ayant accepté enfin le monde tel qu'il était, je venais d'effondrer sa vision de Rimbaud.

« Et je ne lui ai pas parlé, heureusement, ni du supposé trafic d'esclaves – était-ce pour libérer les femmes une fois achetées? Ni de sa plus grande période de déchéance, celle où il travaille à rendre son âme affreuse, qui le mènera au dégoût de lui-même et des autres, à une impasse et une rupture avec son passé. La poésie y était si étroitement liée qu'il l'abandonnera, après cette terrible initiation vécue avec Verlaine, alcoolique, pot de colle, poète plaintif et sentimental.

    • Mais un grand poète! dit Paul.

    • Ai-je dit le contraire? rétorqua le commissaire.

    • Veux-tu dire alors que Rimbaud quitte la poésie à cause de Verlaine?

-Il est certain que leur histoire fut décisive. Rimbaud était un génie précoce, fragile par sa précocité même. Mais sans l'amour fulgurant et finalement destructeur avec son aîné, Rimbaud n'aurait pas trouvé sa forme et Verlaine n'aurait pas trouvé son fond; Rimbaud n'aurait pas écrit ses vers de 1872, les poèmes en prose des Illuminations, ni Une Saison en enfer. Verlaine n'aurait pas écrit beaucoup de ses plus beaux poèmes comme celui qui commence par « Il pleut sur mon coeur comme il pleut sur la ville », inspiré directement par Rimbaud qu'il cite pour la première fois dans son épigraphe: « Il pleut doucement sur la ville.  Arthur Rimbaud. », il n'aurait pas non plus écrit les Poètes maudits, ni ses récits autobiographiques que sont Mes prisons et mes hôpitaux. Ils se sont stimulés, influencés mutuellement.

- Cela m'intéresse au plus haut point pour mon livre sur Verlaine, dit Paul avec enthousiasme. Ne pas parler de Rimbaud est impossible.

- Évident comme 1+1=2.

- Tu peux me rappeler comment débute leur aventure? demanda Paul.

- Bien volontiers, la rencontre avec Verlaine, marié alors, eut lieu en septembre 1871 après la composition du Bateau ivre. Ce chef-d'oeuvre composé – fait extraordinaire, sans avoir vu la mer avait été incompris à Paris – il en attendait beaucoup malgré son angoisse. Cela aussi avait été une initiation: meurtri, Rimbaud sut désormais qu'il avait raison, il ne devait attendre nulle reconnaissance et tracer sa route. Ce poème avait été le point culminant de sa poésie, de l'alchimie à laquelle il voulait parvenir. Après le Bateau ivre, il ne composera plus en vers classiques – nouvelle rupture.

« La rencontre avec la famille de Verlaine fut désastreuse, le crasseux et pouilleux avait été intégré par Verlaine en tant que nouveau génie poétique à cette famille bourgeoise protectrice des Lettres. La femme de Verlaine haïra ce vaurien venu pervertir son mari qui lui avait promis d'être sobre et sage, un époux digne de sa famille, les Mauté... La honte et l'indignation furent d'autant plus forte que Verlaine et Rimbaud affichèrent sans ambages leur homosexualité. Leur relation dégénéra de plus en plus après la période d'extase qui est le produit de deux âmes soeurs se rencontrant.

- Mais l'alcool et la drogue ne sont-ils pas la cause principale de cette dégénérescence? demanda Paul.

- J'y viens, j'y viens... Dès novembre 1871, en effet, Rimbaud avait dû avoir sa première expérience avec la drogue. C'est écrit nulle part dans son oeuvre, mais c'est évident, malgré les dénégations de sa soeur Isabelle. Bref, je ne m'étendrai pas sur ce sujet épineux et à polémique où se mêle beaucoup de l'ego des rimbaldiens. Le fait est que Rimbaud se montrera de plus en plus brutal, se moquant sans cesse de cette chiffe molle qui voulait se raccrocher à une vie respectable avec sa femme. Verlaine était de plus en plus étouffant, possessif, exaspérant au possible. Imagine le cercle vicieux et infernal qui s'était formé effectivement sous l'emprise de la drogue et de l'alcool: Rimbaud battait Verlaine – Verlaine ensuite allait battre sa femme.

- Ça déménage!

- Oui, sacré ménage!

Ils rirent puis le commissaire reprit:

- Connais-tu le coup de la main?

- Euh...Non.

- Une fois, dans un café, Rimbaud demanda à Verlaine de poser ses mains sur la table...

- Ah oui! J'ai vu le film Rimbaud-Verlaine. Rimbaud dit qu'il voulait faire une expérience. Verlaine se retrouva avec la main tailladée et quitta le café en hurlant.

- Pourtant on peut douter de la véracité de ce témoignage, Rimbaud se plaisait à inventer même des crimes, à les décrire devant les bourgeois outrés qu'il détestait. Ce cerveau habitué à l'austérité et à la vie routinière, monotone depuis son enfance était capable de tout inventer pour échapper à l'ennui. Les livres qui étaient sa seule évasion avaient éveillé son imagination à un très haut degré. A dix ans, il aurait écrit des voyages fabuleux dans des contrées inconnues.

- Mais, dis-moi commissaire, Une Saison en enfer a-t-elle un rapport avec Verlaine? Rimbaud l'évoque-t-il vraiment oui ou non? demanda Paul qui voulait ramener le commissaire au sujet qui l'intéressait.

Celui-ci sourit et répondit avec plaisir :

- En effet, je crois que Rimbaud parle de son aventure avec Verlaine avec une rare lucidité et en un non moins rare sens de l'auto-critique dans Une Saison en enfer. La section intitulée « Délires I » est divisée en deux parties: "L'époux infernal", qui est lui-même et la "Vierge folle", Verlaine. Bien que certains exégètes ne parlent que d'un dialogue du poète avec lui même, ce qui est aussi vrai, on peut le mettre en rapport avec l'histoire tragique entre les deux poètes.

- On n'y trouve pourtant nulle trace du coup de pistolet de Verlaine, s'étonna Paul.

- C'est vrai et cela ne prouve pas le contraire, tout comme la drogue. L'oeuvre ne dit pas tout. Mais nous non plus, nous ne nous attarderons pas sur ce coup de pistolet de Verlaine à Bruxelles en juillet 1873, blessant le poignet gauche de Rimbaud... Rimbaud écrivait alors Une Saison en enfer. Le bilan était en cours, l'appel par la suite de Verlaine se disant malade et auquel répondit Rimbaud en quittant les Ardennes pour le rejoindre en Belgique ne fera que le compléter. Ensuite, Rimbaud fit table rase de son passé.

- Il n'a donc plus écrit après 1873?

- Mais si. Il n'en avait pas fini avec la littérature pour autant comme certains le prétendent. Il en avait fini avec la poésie alchimique, visionnaire, voyante qu'il avait poursuivie dans des vers libres et des poèmes en prose. La partie de ses Illuminations qui porte la marque de son spiritualisme date d'avant Une Saison en enfer. D'autres sont postérieures et cadrent avec une vision matérialiste du monde.

- Peut-on en déduire que l'initiation par Charles Bretagne, l'ésotériste a échouée? demanda Paul.

- J'ai peut-être exagéré le rôle de Charles Bretagne en tant qu'initiateur. Finalement, la véritable initiation, il l'a vécue avec Une Saison en enfer. Il s'était enfermé dans un grenier à Roche, la ferme appartenant à sa famille du côté de sa mère. On sait d'après le journal de sa soeur Vitalie qu'il refusait d'aider sa famille aux travaux agricoles intenses en cette chaude période de l'été: lui vivait des visions terribles. Il était alors dans une période de désintoxication selon toute apparence, refusant de manger, dormant peu, angoissé, gémissant.

« C'est après ce passage douloureux qu'il sera un nouvel homme et ses relations avec sa famille s'en trouveront apaisées. Cette oeuvre l'a rendu à la terre. Chez les alchimistes la descente en enfer symbolise l'introspection. C'est une expérience terrifiante et qui présente le danger psychologique d'une dissolution complète de la personnalité. Une Saison en enfer est le récit d'une telle descente dans les profondeurs de l'être, et il y avait un réel danger que Rimbaud surmonta. Selon les alchimistes, le philosophe hermétique opère cette introspection en tant que "rédempteur". Tel était en effet le projet de Rimbaud. La spécialiste Enid Starkie a eu raison de mettre l'accent sur cette correspondance, car on ne peut comprendre Rimbaud sans l'Alchimie.

- Voyelles! Ah! Je vois! s'exclama Paul.

-Tout à fait, le poème Voyelles porte en lui toutes les phases du processus alchimique, mais d'autres poèmes en vers libres de 1872 comme la Chanson de la plus haute tour, des poèmes des Illuminations comme "Matinée d'ivresse", "Génie", "A une raison" ne peuvent honnêtement être compris sans cette lumière de l'Alchimie; de plus l'une des sections d'Une Saison en enfer s'intitule "Délires II – alchimie du verbe."

Le commissaire Belpomme marqua un silence et ajouta:

- Il est émouvant de constater qu'elle fut la seule oeuvre qu'il tint à publier, que sa mère la lut avant même sa publication et lui demanda stupéfaite ce que cela voulait dire... Bon, je propose une petite pause pomme?

    • Une PPP? répondit Paul avec esprit, Pourquoi pas.

Le commissaire Belpomme tendit à Paul comme par enchantement une pomme et en sortit une autre pour lui. Ils humèrent chacun la leur et commencèrent la dégustation.

    • Et que Rimbaud répondit-il? plaisanta Paul, "Une petite pause Pomme?"

Le commissaire Belpomme dont les commissures des lèvres jutaient, rit et répondit en citant Rimbaud:

    • "Ça dit ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens."

    • Cela me fait vaguement penser à quelque chose... commenta Paul. Avec Rimbaud, on part sans cesse à la pêche ou à la chasse! D'ailleurs, n'a-t-il pas écrit un poème avec ce dernier titre? Verlaine en parle comme de son plus grand et il me semble que l'inspiration de Rimbaud évoluait alors dans une recherche radicale et un combat intérieur presque mythologique?

    • C'est étonnant ce que tu me dis là, Paul. La Chasse spirituelle que tu évoques, est ce long poème perdu que tout rimbaldien rêve de découvrir. Il y eut même un faux qui circula dans les années quarante, créé de toute pièce par deux amis. Et c'est un poète anglais, Francis Thomson, qui écrivit le poème The Hound of Heaven correspondant le plus à ce que pouvait être La Chasse spirituelle de Rimbaud. Ce titre évocateur cristallise le sens qu'avait la poésie pour lui. Sa démarche était spirituelle et la poésie était un moyen pour parvenir à l'Illumination. Mais tu as raison, ce titre nous met aussi sur la piste d'une correspondance biblique.

« Rimbaud s'est confronté à plusieurs mythes, celui de Prométhée et de Faust, on l'a vu, mais aussi à celui de Nimrod, ce roi légendaire de Koush. Or ce pays a été assimilé à l'Éthiopie dans la traduction de la Septante. Quant à Nimrod, il signifie "rebelle" et il était grand chasseur face à l'Éternel. Certains traduisent "contre l'Éternel". De fait, il est le roi et fondateur du premier empire après le déluge universel. Notons au passage que Rimbaud intitula un de ses poèmes des Illuminations "Après le déluge". Nimrod est grand chasseur non seulement de gibier mais de territoires, en tant que conquérant; ainsi il conquit l'Assyrie. Mais il est surtout célèbre pour avoir fait bâtir une tour qui atteindrait les cieux.

- La fameuse tour de Babel, précisa Paul.

  • Exact, poursuivit le commissaire, Nimrod commença l'implantation de son empire par Babel. Ce nom, à l'origine de la future Babylone signifie "confusion". Mais Babel a une origine peut-être plus lointaine, avant la confusion du langage, cette punition de Dieu qui dispersa les hommes sur toute la terre: c'est la "Porte de Dieu". Cette porte, Rimbaud a essayé de la franchir et il a été rendu à la terre, humilié. Humilié dans le sens du mot "humain": humus. Il ne pouvait plus prétendre être l'égal de Dieu.

  • Mais peut-être l'élu de Dieu? interrogea Paul.

- Comme une sorte de chaman, cet homme élu pour servir de lien entre la terre et le monde des esprits. Les patriarches d'autrefois aussi étaient peut-être des chamans. Après Nimrod et sa tour vouée à l'échec, pensons à l'échelle de Jacob, elle lui permet d'atteindre le ciel mais sans orgueil; il accède à la communication avec Dieu dans l'humilité, par un rêve. Une Saison en enfer représente d'une certaine façon la lutte de Jacob avec l'ange racontée dans La Genèse. Toute une nuit, il persévéra, il reçut de Dieu le nom Israël qui signifie "celui qui lutte (ou persévère) avec Dieu" ou "Dieu lutte". Au cours de cette lutte l'ange toucha Jacob à la hanche, de sorte qu'il fut boiteux le restant de ses jours. Cela devait lui enseigner l'humilité, car son infirmité lui rappelait sans cesse que sa prospérité – promise après la vision de l'échelle – venait de Dieu. Comment ne pas penser à Rimbaud les derniers mois de sa vie!

« En tant que "celui qui crée", ou que "personne manifestant une puissance créatrice", Rimbaud s'était d'abord assimilé à Dieu. Mais se rendant compte que Dieu était la source de toute création, Rimbaud renonça à l'idéal d'être un démiurge qui serait capable de sauver le monde. Mais il sauva son âme – sa peau, on peut même dire – à l'issue de son combat intérieur. Il en vint à une solution radicale qui lui fit écrire : "l'art est une sottise". Il abandonna alors ce pour quoi il avait vécu trois années intenses, ce qui l'avait aidé à vivre, ce qui l'avait poussé au paroxysme de ce qu'il pouvait écrire et vivre.

- C'est là qu'il a cessé d'écrire de la poésie? demanda Paul.

- Pas tout à fait, répondit Arthur Belpomme, enchanté de constater l'intérêt de son auditeur. Il en écrivit encore pendant deux ans, mais une poésie plus matérielle, où se lit aussi la compassion qu'il avait des hommes. Puis il s'arrêta. Ses seuls écrits connus ensuite sont ses nombreuses lettres à sa mère où à ses associés du Harar ainsi que des rapports de voyages. Ainsi il foula des terres inconnues, chez les Ogadines dans le Harar et en fit un grand reportage destiné à l'ancêtre du National Géographic. Il y parla de cette tribu toujours en guerre avec les autres tribus et entre ses membres qui ont aussi leurs lettrés: des poètes improvisateurs.

« Il est donc possible qu'Arthur Rimbaud réécrivit de la poésie en Abyssinie, que le contact du désert et de ces poètes lui redonnèrent une inspiration nouvelle. Je fantasme quant à moi sur des poèmes écrits en amhara ou en arabe – il lisait le Coran et avait appris l'arabe –, d'autres en français, tant il est vrai qu'il a survécu là-bas en partie grâce à cette racine qui lui restait dans l'exil et qu'il utilisa avec abondance au moins dans ses lettres.

  • Tu dis que tu fantasmes sur ces poèmes, mais il me semble en avoir entendu parler, dit Paul.

  • Probablement par la soeur d'Arthur, Isabelle qui en fut le témoin. Elle entendit de la bouche de son frère revenu au pays natal mais encore là-bas en esprit, des paroles poétiques improvisées, – poèmes, peut-on dire, et qui selon elle étaient d'une inspiration proche des Illuminations mais plus beaux encore. Elle écrivit: "On peut sans crainte faire entrer, dans la relation de ses derniers jours, extases, miracles, surnaturel et merveilleux, on restera toujours au-dessous de la vérité."! Et aussi controversé soit-il, le témoignage "catholique" de sa soeur est incontournable. Elle voulut honorer la mémoire de l'homme en remettant à sa juste place et dans une perspective agrandie l'épisode littéraire de sa jeunesse. Il faut lire au minimum ses lettres, au maximum "Rimbaud mourant". Tout y est.

  • Il n'y a pas d'autres témoignages? demanda Paul.

- Tu es devenu insatiable, se réjouit le commissaire, Rimbaud avait en effet conservé dans sa valise une lettre du directeur de La France Moderne qui l'appelle "cher poète" et le réclame comme "chef de l'école décadente et symboliste ". Des hommes de lettres avaient manifestement découvert sa présence en Abyssinie.

« Mais je reviens au récit de sa soeur qui parle si bien de l'homme-poète. Elle écrit :

"Jusqu'à sa mort il reste surhumainement bon et charitable; il recommande les missionnaires du Harar, les pauvres, ses serviteurs de là-bas; il distribue son avoir: ceci à un tel, cela à tel autre, "si Dieu veut que je meure!" "Il demande qu'on prie pour lui et répète en chaque instant: "Allah Kerim, Allah Kerim!" (La volonté de Dieu, c'est la volonté de Dieu, qu'elle soit!)

 "Par moment il est voyant, prophète, son ouïe acquiert une étrange acuité. Sans perdre un instant connaissance (j'en suis certaine), il a de merveilleuses visions": il voit des colonnes d'améthystes, des anges, marbres et bois, des végétations et des paysages d'une beauté inconnue, et pour dépeindre ces sensations il emploie des expressions d'un charme pénétrant et bizarre...

"Quelques semaines après sa mort je tressaillais de surprise et d'émotion en lisant pour la première fois les Illuminations. Je venais de reconnaître, entre ces musiques de rêve et les sensations éprouvées et exprimées par l'auteur à ses derniers jours, un frappante similitude d'expression, avec en plus et mieux dans les ultimes expansions quelque chose d'infiniment attendri et un profond sentiment religieux.

" Je crois que la poésie faisait partie de la nature même de Arthur Rimbaud; que jusqu'à sa mort et à tous les moments de sa vie le sens poétique ne l'a pas abandonné un instant.

" Je crois aussi qu'il s'est contraint à renoncer à la littérature pour des raisons supérieures, par scrupule de conscience: parce qu'il a jugé que "c'était mal" et qu'il ne voulait pas y "perdre son âme"."

« Voilà qui suffit du témoignage d'Isabelle. Pour moi, les poèmes improvisés de Rimbaud sur son lit de mort ont pris du corps comme on peut le dire d'un vin.

 

Paul rêvait en regardant le portrait, lui aussi en quelque sorte avait pris du corps par la magie du récit du commissaire qui avait plongé son auditeur en plein désert. Paul cheminait avec un homme qui s'était mis aux galères ou qui y avait été mis par la vie.

Arthur Belpomme, prêtant sa voix à Arthur Rimbaud, cita "Adieu" d'Une Saison en enfer et "Génie" des Illuminations. Et ces vers résonnèrent d'une façon toute particulière pour Paul:

 

"... il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps."

"Oh lui et nous!... suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour."

 

Même une fois dans son lit de la chambre d'ami, cela lui revint:

"...posséder la vérité dans une âme et un corps."

"...ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

" ... une âme et un corps...

"Son jour..."

 

Et ce fut ainsi qu'il plongea dans le sommeil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VII

 

Arthur Belpomme et Paul s'étaient quittés sans un mot la veille au soir. Juste un regard intense qui avait pris un caractère sacré au coeur du halo de lumière créé par les bougies.

Au petit matin, Paul restait sur une forte impression, et stimulé, il interrogea les oeuvres d'Arthur Rimbaud à la lumière notamment des témoignages de sa famille. Il lut ainsi dans les oeuvres complètes, prêtées par le commissaire, quelques passages tirés des témoignages d'Isabelle et il tomba sur celui-ci dont son hôte lui avait fait part: "au Harar, pays qu'il a passionnément aimé, les indigènes l'appelaient le Saint." Était-ce une projection de cette fervente catholique - comme sa mère - qui prétendait que Rimbaud avait retrouvé la foi de son enfance sur son lit de mort?

Quoi qu'il en soit, on ne peut être qu'interpellé par le fait que l'Éthiopie, pays qui devint sa patrie de coeur, est très majoritairement chrétienne depuis fort longtemps, et même le deuxième plus ancien pays chrétien. D'après la tradition éthiopienne, l'Arche d'Alliance, nommée « Tabot sacré », est conservée dans une chapelle en Éthiopie, à Aksoum. L'histoire de Salomon et de la reine de Saba est bien sûr à la source de cette croyance. Dans chaque église éthiopienne, se trouve un tabot ou copie de l'original. Ce trait est totalement original dans la Chrétienté et typique de la foi orthodoxe des éthiopiens. Les rois éthiopiens, fils de Salomon, gardent ce Tabot sacré précieusement et le roi Ménélik II que côtoya de près Rimbaud, l'utilisera cinq ans après sa mort pour combattre les italiens. Bref, ce Tabot, cette Arche d'alliance, est le centre de la foi dans ce pays, et pour certains, le symbolisme de l'Arche d'alliance et de la Pierre Philosophale serait liés.

Nous parlions d'Arthur, « le Saint ». Sa soeur Isabelle disait dans une de ses lettres en réponse à des questions de lettrés sur son frère, qu'entre autres ouvrages, son père possédait dans sa bibliothèque des contes...

Il suffit à Paul de ces deux mots: "Saint" et "conte" alliés à une promenade en forêt pour le faire voyager, rêver... jusqu'à ce que sa pensée sur Arthur Rimbaud voyage aussi vers Arthur Belpomme.

A son sujet, le mystère restait entier. Il semblait non seulement passionné par Rimbaud, mais le connaître mieux que personne, faisant preuve à son sujet d'une érudition intarissable. Lorsque Paul s'en étonnait, il restait évasif. Il évoquait un accident, un héritage, des énigmes à résoudre... Mais qui était-il vraiment?

Lorsqu'il revint, Paul trouva le commissaire dans le salon. Après quelques échanges de convenance, il lui dit sans trop y réfléchir : "Parfois j'ai l'impression que tu es Rimbaud lui-même revenu sous une autre forme. "

Arthur Belpomme lâcha alors ces mots qui lui tombèrent dessus ainsi qu'une pomme mûre à point:

  • Arthur Rimbaud est mon grand-père.

Paul fut saisi comme par le froid au sortir du bain. Abasourdi, son regard plongea dans les yeux de l'homme qui était face à lui en chair et en os, puis alla se poser sur le portrait d'Arthur Rimbaud. Il navigua ainsi de l'un à l'autre deux fois de suite.

Aucun mot ne sortit de sa bouche. Les idées se bousculaient dans sa tête. La comparaison des deux visages mettait en lumière une parenté physique et ce qui lui avait échappé consciemment lui était jeté à la figure comme un seau d'eau glacée.

  • C'est mon secret, dit Arthur Belpomme calmement, comme pour apaiser la houle dans l'âme de Paul. Ma grand-mère, une indigène abyssinienne dont je tairais le nom, a conçu un fils une quinzaine de jours avant que son géniteur cancéreux ne retourne en France. Elle a ainsi exaucé le voeu de descendance d'Arthur, peu après la mort de celui-ci en donnant naissance à mon père le 21 novembre 1891. Arthur ignorait tout de cette paternité, mais il était quand même pressé de retourner là-bas, en Abyssinie, pour une autre raison dont je te parlerai plus tard. Celle-ci s'ajoute à celle de retrouver autant une terre dont il ne pouvait plus se passer que sa compagne. C'est, tu le verras, une une raison bien étonnante.

    « Bref, ce fils a porté le nom de famille de sa mère, un nom de là-bas. Du reste elle était chrétienne et de peau blanche. Elle s'appelait Méram, c'est à dire Marie. Il écrivit une fois, sans qu'on puisse démêler s'il évoque la femme qu'il fréquentait ou la Vierge Marie très présente en Éthiopie: « Ce Mékonène est intolérable en cas de paiements! Il garde son insolvabilité comme Méram sa « virginité ». Rimbaud avait déjà eu pour compagne entre 1884 et 1886, une autre abyssinienne portant le nom de Mariam, chrétienne elle aussi. Mais elle avait la peau brun rouge de là-bas, couleur de feu, suivant la traduction du mot Aitiopès qui a donné « Éthiopie ». Cependant, il avait fini par la chasser en lui donnant un peu d'argent.

    Enfin, le fils de Méram et d'Arthur, une fois adulte, est devenu négociant comme son père et il a épousé ma mère là-bas. Il avait vaguement entendu parler de son père. Sa mère savait qu'il avait été poète en France avant leur rencontre. La relation entre mon grand-père Arthur et ma grand-mère Méram avait été discrète, et même secrète au possible, le poète étant un homme "indéchiffrable'' suivant les lettres de sa soeur Isabelle. Il comptait pourtant se marier avec elle en France, ce qu'il n'aurait jamais osé faire si elle n'avait pas été chrétienne ou si elle avait été noire de peau, « nègre », comme on disait à cette époque, mais la maladie de mon grand-père l'empêcha de réaliser son projet.

    « Ma grand-mère garda quelques affaires du poète comme des reliques sacrées, dont – curieusement – le brouillon de ses Lettres au Voyant. Mes parents sont partis d'Éthiopie et sont venus en France, comme pour retrouver les racines de mon grand-père. Mon père a hérité de ces lettres parmi d'autres choses et elles m'ont été léguées à leur tour peu avant sa mort. Il m'a dit avant de mourir d'un cancer (oh lecteur, que ne connaissait-il le Docteur Belpomme!): "Prends ceci, je sens que tu trouveras ce que je n'ai pu découvrir à propos de mon père que je n'ai pas connu." Effectivement, il était depuis longtemps en France, mais c'était comme s'il avait eu peur d'y entreprendre des recherches. Toute sa vie il avait été trop affairé et il comptait sur moi pour reprendre l'affaire.

    « A l'époque, j'étais très occupé et ces « vieilleries » me semblaient sans intérêt. J'avais tout rangé dans un coin du grenier. Mais un jour, un accident de la vie m'a forcé à rester à la maison un bon moment et lorsque pour m'occuper, j'ai entrepris de ranger, j'ai redécouvert ces affaires de famille dont la plupart venaient d'Éthiopie. Moi qui était alors « en grève », autrement dit obligé de mettre fin à l'affairisme familial, je décidais de faire honneur à la mémoire d'un des plus grands poètes que la terre ait porté. D'autant que je suis... je n'ose dire poète.

    « Disons que j'ai hérité de très bonne heure de certains dons qui se sont affirmés vers l'âge de 16 ans. Mon père savait que le sien, Arthur Rimbaud, avait le même âge lorsqu'il avait écrit ses célèbres Lettres du Voyant. Il décida alors de venir en France.

    « Pourquoi attendit-il si longtemps avant de me léguer cet héritage? Mystère. Peut-être voulait-il en savoir plus avant de m'en parler. Aussi, avant son legs, j'ignorais que mon grand-père était français, qu'il avait été poète, qui plus est devenu un mythe, enfin qu'il avait eu une vie très loin du lieu où je suis né, qu'il était né là-bas, c'est-à-dire ici...

Le commissaire Arthur Belpomme, s'arrêta. ses yeux bleus avaient rougis, s'étaient remplis de larmes comme une outre. Le coeur de Paul se mouillait d'émotion et il dit ce qui s'imposait dans cette situation:

  • Ton grand-père serait fier de toi.

  • Merci, fit Arthur, à peine audible.

Il soupira et reprit contenance. Puis il dit:

  • Il a donné un sens à ma vie. Je sais qui je suis maintenant, et quel bonheur pour un homme d'être porté par une passion élévatrice!

  • Oui, et quelle chance pour moi de te rencontrer.

  • Tu es la première personne à qui je confie cela.

  • C'est un honneur inimaginable pour moi.

    Paul se tut un instant, puis enchaîna pour aider le commissaire à se reprendre:

  • Mais, tu m'as parlé d'une autre raison pour laquelle Arthur Rimbaud, ton grand-père, était si pressé de retourner en Abyssinie devenue Éthiopie?

  • Oui, c'est vrai, il rencontra là-bas un homme, un jeune indigène. Il s'appelait Djami... Il accompagna en 1887 Rimbaud parti se reposer au Caire, mais j'ai eu beau chercher dans la correspondance rimbaldienne officielle, je n'ai trouvé aucune mention de Djami qui a pourtant été son domestique et son plus fidèle ami. La plus ancienne mention que j'en ai trouvée provient de Sotiro qui écrit d'Aden à Rimbaud le 21 juin 1891: "J'ai vu le domestique Djami, lequel m'a parlé de vous." Le même, le 10 juillet: "Votre Djami, après son retour d'Aden est parti pour le Harar avec des chevaux d'Adosetti". Le 13 juillet, un certain Felter écrit :"Votre domestique Djami est à mon service, et je vous l'enverrai en bas avec mes mulets pour ma femme". Le 28 octobre, alors qu'Arthur agonise à l'hôpital La Conception à Marseille, Isabelle écrit à sa mère: "Moi, il m'appelle parfois Djami.".

  • Il en a donc parlé à sa soeur, remarqua Paul.

  • En effet. Et Isabelle précise dans sa lettre du 19 février 1892 au Consul de France: "Depuis huit ans, il avait pour domestique un indigène du Harar, nommé Djami; ayant toujours eu à se louer de la fidélité et des services de cet homme, et voulant lui donner un témoignage de satisfaction, il m'a chargée de lui faire parvenir, d'une façon sûre et certaine, une somme d'argent assez importante." Hélas, il ne reçut jamais cet argent. Isabelle écrit à Monseigneur Taurin-Cahagne le 12 mars 1895: "J'ai été péniblement surprise en apprenant la mort de ce pauvre Djami que mon frère m'avait dépeint comme lui étant très attaché et très fidèle. De plus, il n'avait, je crois qu'une vingtaine d'années. Je me demande quels peuvent être ses héritiers."

     Si les allégations d'Isabelle sont justes, Djami aurait été le serviteur de Rimbaud à partir de 1883. Mais il est resté silencieux sur son compte. Djami fait partie de son jardin secret. Nul ne peut soupçonner l'intensité de leur relation en lisant sa correspondance très prosaïque. Et il ne la dévoilera qu'en minime partie à sa soeur. Ignorait-elle le lien spirituel qui les unissait? Nul ne le sait.

    - Il n'y a rien d'autre? insista Paul.

    - Sur le plan des données historiques, non, mais j'ai été très ému de découvrir dans les papiers de mon père, une reproduction du passeport de Rimbaud sur lequel figurait aussi Djami et de découvrir en «fichier joint » ses notes évoquant leur histoire telle qu'il avait commencé à la reconstituer. Aussi je peux dire que c'est une évidence pour moi maintenant: Djami, soufi dans l'âme selon la tradition de son pays, était l'Ami avec un grand A. Un peu comme le fameux poète persan du XIII ème siècle, Rumi, qui a lui aussi vécu un amour ne pouvant être réduit à une histoire d'homosexualité. Pour un soufi, l'initié à l'amour s'élève vers Dieu à travers l'être aimé vu comme un miroir de la connaissance de soi dans le calice de son âme. J'imagine Rimbaud, au sein du désert qui aurait pu dire à Djami, qui veut dire « mosquée » dans le sens de lieu de rassemblement ou d'union et dont la racine arabe jam signifie « union mystique », des choses comme ce vers de Rumi:

 

«  Ton amour transforme en roseraie le désert de sel

 

« Son âme aurait pu avoir des élans tels que celui-ci dans une Ode mystique de Rumi:

 

« Du sein du Soi, je perçois à chaque instant le parfum du Bien-Aimé :

Comment ne prendrais-je pas, toutes les nuits, le Soi dans mon sein ?

Hier soir, j’étais dans le jardin de l’Amour ; ce désir m’est passé dans l’esprit ;

L’amour pour lui brillait dans mes yeux comme le soleil : le ruisseau des larmes se mit à couler.

 

 

"Selon les notes de mon père, un autre soufi persan du nom de Djâmi (avec un chapeau sur le A) vécut au XV ème siècle. Celui-ci fut un auteur de contes et de poèmes, notamment Baharisthan – Jardin du Printemps – où l'amour des amants est présenté comme un symbole de l'amour divin. Je suis convaincu que ce qui manquait dans la relation finalement destructrice entre Rimbaud et Verlaine, il le vécut en Éthiopie et en Egypte, puisque Djami, âgé de 17-18 ans l'accompagna au Caire en 1887 alors que lui en avait 33. Peut-être l'a-t-il rencontré avant. Bizarre, Rimbaud avait 28 ans quand il est arrivé en Abyssinie, l'âge de Verlaine quand il le connut.

Paul resta songeur.

  • Ça fait rêver, dit-il enfin à son interlocuteur souriant.

  • Mon père aussi ça le faisait rêver, j'ai retrouvé dans ses papiers, des histoires de Djâmi le soufi. J'imagine Arthur et Djami autour du feu, ce dernier lui racontant cette histoire:

« Un chien s'en allait, un os dans la gueule, cheminant au bord d'une onde courante. Or l'image de l'os apparut en cette onde, tant elle était limpide et pure. Le pauvre chien crut que peut-être un autre os se trouvait dans l'eau. Vers lui, vite, il ouvrit la gueule; l'os qu'il tenait tomba dans l'eau. Prenant le non-être pour l'être, pour saisir l'un il perdit l'autre.

"Arthur en resterait pantois, mais il en redemanderait encore. Alors Djami lui raconterait:

« Un Chameau faisait route avec un Ane ; arrivés sur le bord d'un fleuve, le Chameau fut le premier à se mettre à l'eau ; comme il n'en avait que jusqu'au ventre, il appela son compagnon en criant : « Suis-moi, l'eau mouille à peine mes flancs ». Je le crois bien, dit le sage porteur de deux longues oreilles; mais entre nous deux la différence est grande, et si l'eau ne va que jusqu'à ton ventre, elle pourrait bien me passer sur le dos. »

Arthur Rimbaud riait avec Djami et Paul rit avec Arthur Belpomme.

Le commissaire reprit:

- Djami dirait à Arthur: « Mon ami, on peut aller loin comme ça. On peut parler pendant des heures et des heures de ce grand poète qui à l'un de ses élèves clamant qu'il n'avait jamais aimé, répondit : « Va d'abord trouver l'amour, ensuite reviens près de moi, je te montrerais le chemin. ». Il y en a qui ont trouvé le chemin de façon fort incongrue. Mais peut-être connais-tu l'histoire d'Abu Hasan?

  • Non, fit Paul curieux.

  • Un malheureux pet qui est à l'origine de toute une histoire!

Le commissaire se mit à rire tout seul. Paul ne fut du reste pas en reste et répliqua :

  • Quelle épopée!

Ils rirent de plus belle de leur badinerie.

  • Peux-tu me la conter? demanda Paul

  • Un autre jour avec plaisir, répondit Arthur. Il faut nous recentrer, cher ami, chère âme...

  • Cela n'empêche pas la joie, Rimbaud lui-même en a sûrement connu là-bas, s'exclama Paul.

  • C'est vrai, on a beaucoup parlé des souffrances de Rimbaud, mais en Éthiopie, l'humour et son ancienne ironie étaient un bon antidote. Et puis Djami était une continuelle source de joie; avec lui, l'humour était toujours au rendez-vous, j'en suis convaincu.

  • Moi aussi. Mais au fait, cela à peu à voir avec l'humour, mais toujours avec Djami et Rimbaud. Nerval, grâce à son guide, rencontra au Caire des derviches. Ceux-ci ne se trouvent pas seulement en Perse, la preuve... J'imagine Djami accompagnant Arthur dans cette découverte lors de leur séjour dans la capitale d'Egypte..

  • Intéressant. Peux-tu m'en dire plus?

  • Eh bien, Nerval rapporte dans un chapitre intitulé "Les Derviches" de son livre Voyage en Orient publié en 1851, que Rimbaud a peut-être lu, un épisode vécu en 1843 sans qu'il connaisse, semble-t-il, la tradition soufi. Il va jusqu'à rapporter les paroles d'un chant soufi, et alors que son guide la lui présente comme une chanson grivoise, lui, ayant entendu: "Mes yeux reverront-ils jamais le bien-aimé", et le refrain sans cesse repris, lancinant: "Il n'y a de dieu que Dieu!", il dit que cette chanson peut bien s'adresser à la Divinité:" c'est de l'amour divin qu'il est question sans doute.", dit-il exactement. Et il fait un parallèle avec le Cantique des cantiques.

  • Autre coïncidence peut-être: la confrérie des derviches tourneurs fut créée par Rumi qui accordait une grande place à la musique. Mais pour ce qui est du Cantique des cantiques ou Chant des chants, pouvant être intitulé aussi Le Chant de Salomon, qui est « le chant par excellence » suivant son premier verset, il est le plus sensuel poème d'amour, faisant vibrer tous les sens par ses images tirées de la terre palestinienne: faune et flore, parfums, bref, folklore au service de l'érotisme le plus raffiné, mais il est aussi, sans aucune disharmonie, le plus spirituel des chants: une lecture du dialogue divin entre le Bien-Aimé et la Bien-Aimée, entre l'Epoux et l'Epouse pouvant être faite, – et c'est toute une dialectique et une mise en scène du Désir qui élève l'âme vers Dieu, ou le Divin, la Lumière, l'Amour, sa destination ultime.

- Je vois. Les derviches soufis sont des poètes de l'Amour, remarqua Paul. Et Rimbaud?

- Il a dû faire un long chemin avant de trouver l'Amour. Il a voulu abandonner la poésie, et pourtant la poésie ne l'abandonnera jamais: il trouva ou retrouva sa source dans le désert, il trouva bien chez des peuples à tradition orale, chez des conteurs et des improvisateurs poètes, là où, comme en Grèce, vers et lyres  rythmaient l'Action, cette langue qui "sera de l'âme pour l'âme", alors pourquoi après tout ne l'aurait-il pas trouvé aussi chez les mystiques soufis? Toute sa vie fut une aventure poétique, une aventure spirituelle à la rencontre du Verbe, de l'Amour divin vécu à travers son amour de Djami, l'Ami selon cette tradition. Et puis n'oublions pas sa part féminine qu'il trouva probablement incarnée dans ma grand-mère...

Arthur Belpomme rit en disant cela. Il avait retrouvé sa jovialité. Et il conclut:

– Demain, je t'invite au dessert.

  • Au dessert?

  • Oui, après le désert, le dessert s'impose.

  • Quel drôle de personnage es-tu, Arthur... Un dessert...

  • C'est aux pommes!

 

 

 

 

 

VIII

 

Paul pensait à cette grande révélation tombée à la septième journée de leur rencontre. Il avait perçu depuis longtemps, en la personne d'Arthur Belpomme qu'il y avait un mystère plus grand que les trois voyants fantômes qui en définitive n'avaient été qu'un prétexte, une amorce, un tremplin. Mais ce mystère s'était épaissi à mesure qu'il l'épluchait, pour ainsi dire comme un oignon. La comparaison avec la pomme serait sans doute plus à propos, mais elle ne possède pas autant de peaux avant d'atteindre la chair. Paul pressentait encore que ce n'était pas fini. Le commissaire avait plus d'un tour dans son sac. Il était surtout imprévisible et surprenant. Aussi Paul était prêt à tout lorsqu'ils se retrouvèrent le huitième jour.

Le commissaire lui manifesta une joie exubérante en évoquant leur amitié qui lui avait permis de résoudre une de ses énigmes. Paul ayant accepté de le suivre dans son univers si particulier, il lui en était très reconnaissant, aussi il lui proposa de lui confier maintenant le secret d'accommoder les pommes d'une façon étonnante.

Paul donna son accord de principe. Un goût aussi immodéré pour ce fruit et l'originalité du commissaire Belpomme ne pouvait aboutir qu'à une recette très originale. Arthur annonça alors le plus naturellement du monde:

  • En fait, Rimbaud se trouve dans une pomme!

Il savoura la surprise de Paul et sortit une pomme de sa poche.

  • Tu la vois cette pomme?

  • Oui, comme je te vois, mais où...

  • Ceci n'est-il qu'une pomme?

  • Je ne sais pas, mais je n'irai pas jusqu'à dire: ceci n'est pas une pomme...

  • Ça, c'est pour la pomme de Magritte! Tu te souviens qu'il a sur un de ses tableaux caché un visage chapeauté derrière une pomme en apesanteur. Dans un autre, il a mis deux pommes masquées côte à côte – "ils ont une bonne pomme!", dirions-nous. Enfin et surtout, il a inscrit en gros caractères sur un tableau représentant le fruit: "Ceci n'est pas une pomme". Mais revenons à ma question: ceci n'est-il qu'une pomme?

  • Je ne sais pas. Je vais finir par faire une indigestion... C'est peut-être une poire en devenir! Mais je ne serai pas étonné de te voir transformer cette pomme en Rimbaud en chair et en os.

  • J'en doute, comme je doute que tu n'aies pas compris la question. Allez, ne fais pas l'idiot. Ceci n'est-il qu'une pomme?

  • Il faudrait l'interroger.

  • Bien. Je te prends au mot. Pomme, nous allons t'interroger...

Le commissaire sortit un canif de sa poche.

Il avait donc tout préparé? Quel metteur en scène!

Paul se souvint de la fois où il jonglait avec trois pommes, puis du rituel face à face avec chacun sa pomme. Il n'était plus à une excentricité près.

Arthur se mit à couper transversalement, avec lenteur, la sphère pleine de jus qui venait arroser aux bords de la fente humide la peau douce, tendue et luisante comme un gland.

Les yeux de Paul suivaient avec attention et surprise ce geste posé et irrémissible qui devait donner deux moitiés de fruit.

  • Une drôle de manière de couper une pomme...

  • C'est une coupe transversale, fit-il, celle qui est le geste de Dieu séparant les eaux du dessous avec les eaux du dessus.

    Arthur tourna vers son ami la coupe des demi-sphères.

  • Oh! une étoile! s'exclama Paul en voyant ce qui se trouvait au centre.

  • Oui, et précisément un pentagramme, une étoile à cinq branches comme tu peux le remarquer.

    • À ne pas confondre avec l'étoile de David à six branches, ajouta Paul.

  • Bravo! Il y aurait beaucoup à dire sur ce symbole ésotérique. Mais pour nous recentrer sur notre sujet, remarque que notre main cueille cette pomme, la tient avec ses cinq doigts et ignore tout de l'intérieur.

 

Le commissaire réunit les deux moitiés et les tint pressées entre son pouce et son index.

  • Même le plus grand des singes ne peut tenir une pomme ni aucun objet comme ceci. C'est ce qui nous sépare de la pure animalité – même si l'animal est en nous et qu'on doit l'accepter. C'est un signe distinctif de l'homme, comme sa posture verticale qui a rendu possible le langage parlé, le Verbe, signe divin. L'étoile aussi est un signe divin.

    « Toute la liberté de l'homme, qui est aussi une responsabilité, y est inscrite. La parole libère et donne sens. L'étoile est esprit, lumière dans la nuit. On peut méditer sur l'étoile jaune des juifs, qui n'a pas cinq, mais six branches... L 'étoile, le centre, les deux mots s'interpénètrent. Le Père Brown disait avec justesse: ce que chacun redoute le plus, c'est un labyrinthe qui n'aurait pas de centre. Voilà pourquoi l'athéisme est un cauchemar. » Autrement dit: une vie sans étoile divine, centrale pour guider, est semblable à une nuit noire.

    «Je voulais donc dire que l'homme est relié au divin, puisque de tous les êtres, il est le seul à couper une pomme en deux. Surtout quand il le fait dans un sens contraire à son habitude, qui est de couper de haut en bas: les deux coupes présentent alors leur milieu nommé carpelle comme une vulve dont les grandes lèvres seraient le mésocarpe, et l'endocarpe seraient les petites lèvres. Et cela il le fait pour une raison non plus matérielle mais spirituelle, pour chercher un secret en son coeur, ce qu'aucun grand singe – gorille, chimpanzé, Orang-outang avec lequels on partage quatre vingt dix neuf pour cent d'ADN – n'a vu.

    « Or le divin en nous – appelle-le « esprit », « lumière », « amour », « conscience », qu'importe! – , cette chose unique ne représente qu'un pour cent de notre être total, mais quel pour cent! Un pour cent qui fait la différence et qui est en vérité, comme cette étoile au coeur de la pomme, le centre de notre être, le Graal. Cette pomme est donc plus qu'une pomme pour qui veut le voir. Elle est un signe.

    « J'ai élu la pomme reine des sens et des signes: sa vue, son toucher, son odeur, son écoute sous la dent, son goût; sa symbolique si importante pour l'esprit humain et la connaissance spirituelle qu'elle porte en elle surtout, voilà qui explique cette élection pour nous occidentaux. Elle tient d'ailleurs une place importante dans notre mythologie. Tu pourras remplir ton panier sur Internet, avec le mot clé "pomme" et tous les liens qui y sont donnés.

  • Oh! Ne peux-tu me résumer les principaux mythes ou histoires où elle joue un rôle de premier plan?

  • Allez, tu m'emmènes sur mon terrain, je serais bien idiot de refuser ce plaisir.

    «  Dans la première, "Pomone" est la déesse grecque des fruits et l'amour finit par triompher de son indépendance et de sa fierté, dans son jardin fruitier grâce à un bel éphèbe déguisé en vieille femme. Ensuite, qui n'a pas entendu parlé des Golden du jardin des Hespérides dérobées par Hercule? Enfin des pommes d'or?

  • Et Rimbaud? interrompit Paul, comme pour s'assurer que le commissaire resterait dans le fil du sujet, n'est-ce pas une sorte d'Hercule?

  • On peut le voir ainsi, d'autant plus qu'il a signé une lettre "Alcide Bava", Alcide étant l'autre nom d'Hercule... Mais pour que tu comprennes où je veux en venir au sujet de Rimbaud, je dois d'abord poursuivre sur la mythologie de la pomme. Une autre pomme célèbre de la Greek mythology est celle de la discorde – une autre Golden avec la particularité quand même de porter l'inscription "A la plus belle". Elle a été jetée sur la table des dieux en Olympe, précisément aux noces de Pélée et Thétis, par Eris furieuse d'avoir été la seule immortelle à ne pas avoir été invitée.

    « Trois déesses se disputent alors la Golden portant l'oracle et tombée sur la raclette olympique: Héra la jalouse – c'est quand même la femme officielle de Zeus qui a de nombreuses concubines – Athéna, la Victoire promise au combat; enfin Aphrodite, l'Amour en personne. Zeus, qui n'en peut plus de les entendre se disputer ordonne à Hermès l'Hermétique de les conduire sur le Mont Ida et il choisit un mortel, Pâris, pour désigner l'heureuse gagnante. Il doit départager selon ce que chacune promet de lui donner en échange: la royauté, la victoire ou l'amour. Mais Pâris ayant depuis pas mal de temps en vue la belle Hélène, remet la pomme d'or à Aphrodite. C'est le fameux "jugement de Pâris", – avec au revers de la médaille, la Guerre de Troie...

    « On connait moins la chute de la pucelle chasseresse nommée Atalante. Cette chute d'Atalante fut causée par trois pommes d'or du jardin des Hespérides jetées au sol par Hippomène avec qui elle faisait la course, lui ayant promis de l'épouser s'il remportait la victoire. Voilà donc les quatre histoires de pomme de la mythologie grecque. Tu vois que ce n'était pas si long.

  • C'est passionnant. Et la Bible, elle compte pour des prunes?

    «Non. Je ne l'oubliais pas. Dans la mythologie biblique, il n'y en a qu'une, mais combien célèbre et importante pour la compréhension de notre culture. La pomme croquée par Eve puis Adam n'était point une pomme en vérité.

  • Ah bon? Mais j'ai bien une pomme d'Adam, là!

  • Ah! Ah! Ah! Il y a eu confusion de mots, mon cher. Le mot pomum se traduit par "fruit" on le sait; mais le plus intéressant dans l'histoire, c'est qu'on a donné au pommier le nom latin "malus", d'où vient le mal... chose qui nous paraît contradictoire à la vue de certains tableaux du Moyen Age représentant la Vierge à l'enfant, où l'on voit l'enfant Jésus tenir une pomme en main – ou ce qui semble l'être – quand ce n'est pas sa mère, l'Immaculée, qui la lui donne.

    « C'est là l'ambivalence de la pomme! On en a fait le fruit du péché, mais on n'a pu éradiquer les symboles plus anciens qu'elle portait: comme celui de la souveraineté et aussi celui de la connaissance du Cosmos. C'est ainsi que la déesse-mère des celtes et des gaulois était représentée sur un cheval avec une pomme dans sa main droite. Car la mythologie celte est riche aussi de ce symbole. Il est vrai que l'on connaît moins l'île d'Avalon ("aval" étant le nom de la pomme en celte), oui, on connaît moins l'île aux pommiers que le jardin des Hespérides . La pomme porte la connaissance, et d'ailleurs, Merlin enseigne au pied d'un pommier. – Intéressant, non?

  • Intéressant...

  • La mythologie gauloise, quant à elle, en fait un symbole du soleil, ce qui revient au même. Elle est l'étoile qui nous nourrit... qui donne la vie. Et l'on repense bien sûr à notre étoile à cinq branches.

    « Au Caucase – correspondance extraordinaire pour ce qui nous concerne – le mot ma signifie à la fois "pomme" et "étoile". Tu vois, je laisse de côté sa préhistoire et son histoire ainsi que le côté scientifique et sanitaire, on connait la pomme de Newton autant que la pomme d'Adam et le proverbe An apple a day, keeps the doctor away: une pomme par jour, le médecin fait demi-tour: tout ceci est sur internet. On y parle même des pommes laitières et sensuelles des femmes... et du Cantique des Cantiques contenant la première évocation des pommes dans la littérature universelle.



« Comme un pommier parmi les arbres d’un verger,

Ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes hommes.

A son ombre, désirée, je me suis assise,

Et son fruit est doux à mon palais.

« Une correspondance encore bien extraordinaire est celle de la pomme et de la rose. La pomme est aux fruits ce que la rose est aux fleurs: nulle fleurs n'a autant de variétés que la rose; nul fruit n'a autant de variétés que la pomme. Par ailleurs, malus appartient à la famille des Rosacées... Et pour les gréco-romains, la pomme est un cadeau d'amoureux au même titre que la rose. Elle aurait été créée selon eux par Dionysos qui l'aurait offert à Aphrodite, sa maîtresse ayant pour compagnons... les érotes!

« Erotes... Eros... Rose! Pas mal, pour un malus...

« La correspondance est à tous les niveaux: "tomber dans les pommes", c'est originellement tomber dans les pâmes, en pâmoison... Enfin, sais-tu que – cerise sur le gâteau! – la planète Vénus forme tous les huit ans le pentagramme par la trajectoire de ses conjonctions avec le soleil? »

Paul sourit. décidément le commissaire était une véritable encyclopédie, autant rimbaldienne que pomméenne...

  • Non, répondit-il.

  • Eh bien je suis heureux de te l'apprendre. Mais voici que par le pentagramme naturel, inscrit au coeur du fruit, par le nombre 5 en étoile, le coeur de la pomme devient symbole de l'homme complet en tant que microcosme, – c'est l'Homme de Vitruve de Léonard de Vinci! Pour le macrocosme, le pentagramme est associé au nombre d'or, le nombre harmonique du cosmos. Ainsi, par le pentagramme des conjonctions de Vénus, la pomme devient, de façon astronomique, le fruit de Connaissance mais aussi de l'Amour.

  • C'est beau, fit Paul songeur.

Il était un peu perdu quand même. La compote mythologique faisait son effet.

  • Bien, revenons à notre expérience, dit Arthur. Nous avons deux moitiés de pomme. La première moitié, appelons-là partie reliée. C'est, tu ne manqueras pas de le remarquer, la partie qui se relie à l'arbre par le pédoncule ou pétiole, qui ont la même étymologie: « petit pied ». L'autre moitié, appelons-la côté de la chute, puisque si cette pomme était tombée de son support, son impact naturel contre le sol aurait été ce côté-ci. L'attraction terrestre est si forte et la forme de la pomme si équilibrée, – auxquels paramètres il faut ajouter son poids assez conséquent – qu'elle n'aurait pu pirouetter en hélicoptère comme une samare d'érable ou un homme tombant du ciel! Cette partie, ce pôle sud de la pomme tandis que l'autre indique le nord – une vraie boussole cette pomme! – cette partie basse donc symbolise le côté "chute terrestre". Elle est du côté du diable qui signifie "division"; et c'est un imitateur, un "singe"; il offre le choix de la facilité : aller droit au but, sans effort, sans avoir à porter la croix. Alors que la partie reliée est tout le contraire. D'ailleurs, traçons une croix au travers de l'étoile.

Arthur s'exécuta.

      • Relions maintenant les quatre extrémités.

Il les relia par quatre traits.

      • Nous obtenons un carré. À cette figure plane à deux dimensions – la longueur par la largeur qui ici sont égales – nous allons en ajouter une troisième par la profondeur et créer ainsi un volume, un cube. Nous allons découper avec ce couteau au sein de la pulpe dans le prolongement de nos quatre lignes; oui, découper un cube de part et d'autre de l'axe de la pomme.

Il tailla son cube.

      • Le suc jaillit sous mes doigts, dis-donc! Bon, le cube obtenu, nous allons encore entamer la chair pour nous rapprocher de l'axe le plus possible. Si nous avions fait une coupe classique, longitudinale, nous aurions autour de cet axe et à mi-chemin entre le haut et le bas, deux pépins. Ces pépins sont comme tu le devines au nombre de cinq et forment une couronne là où l'on avait une étoile.

Arthur creusa dans la pulpe. Il ne resta qu'une tige plantée sur un morceau de pulpe conique et enrobée de peau.

      • Maintenant, dis-moi à quoi te fait penser ce bloc où est planté une tige.

      • Excalibur!

      • Ex-calibur! Ça carbure! L'épée mythique plantée dans le rocher carré! Voyons l'autre partie. Elle porte sur sa surface plane une étoile semblable. Nous avons dit qu'elle était côté chute. Nous nous passerons donc d'y faire une croix. Et nous allons nous rapprocher de la tige en taillant de même le plus proche possible de l'axe vertical.

Il creusa.

      • On dirait un sablier, remarqua Paul

      • Oui, et c'est un rapport au temps qui nous est indiqué. Mais n'y a-t-il pas autre chose? Regarde le bout "côté relié" à présent face au soleil.

 

Par chance tout le salon était inondé de soleil.

      • Tu vois, Paul?

      • Euh... Oui. J'ai un bout de pomme au soleil.

      • La lumière la traverse et l'illumine...

Paul regarda à nouveau.

      • Ah oui!

      • Regarde l'autre bout maintenant.

Paul prit le bout "côté chute" et le contempla dans la lumière.

      • Un autre bout de pomme au soleil.... Tout illuminé!

      • Illuminé! Peut-être pour toi... Après tout, on n'a peut-être pas les mêmes yeux. L'essentiel est de voir avec le coeur. Moi je le vois opaque. Opaque, oui. Le soleil illumine l'extérieur, mais il ne filtre pas la lumière. Regarde le côté relié. On voit à travers la partie censée être opaque, autrement dit la partie cachée de l'iceberg, du pédoncule quoi.

Paul reprit le "côté relié" et examina la chose avec attention.

      • Ah oui!...

Paul était comme devant les Béatitudes. Cela lui parut soudain évident. Pourtant il doutait un peu et se demandait si cette vision ne dépendait pas de la variété de pomme, car à vrai dire, il n'était pas intimement convaincu de la chose. Et puis, le commissaire Belpomme n'était-il pas un peu partial? Car pourquoi ne pas faire de croix sur la partie chute – oui, pourquoi? – , mais il mit cela sur le compte de son ignorance, de sa cécité spirituelle, et malgré ses réticences, il devait bien admettre que tout cela contenait une certaine logique. Par exemple, la chute: pas d'effort, pas d'élévation. Eh oui! du côté relié, on doit monter au ciel, c'est plus dur...

Malheureusement pour Paul, le commissaire Belpomme avait l'oeil.

      • Tu n'as pas plus l'air convaincu qu'un vaincu se trouverait...

      • Content?

      • Oui, on peut dire. Mais après tout tu peux te raconter ta propre histoire avec la pomme, devenant tienne, ta pomme et c'est merveilleux!

      • En effet, finit par dire Paul. Je suis pas loin d'être cuit. C'est pas pour me déplaire, j'adore les pommes cuites!

      • Plaisanterie à part, tu peux aussi trouver arbitraire d'élever, de sacraliser une moitié et de jeter l'autre au rebut. Oui, ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, comme le dit Hermès – d'où vient "hermétique". Elles ne servent qu'à donner une image, à illustrer deux choix, deux attitudes différentes et opposées face à la vie. Cela dit, Paul, la pomme, tu peux la croquer entière jusqu'au trognon. Ce serait même sacrilège d'en laisser la moitié.

      • Mais je repensais aussi à Rimbaud, il est dans une pomme m'as-tu dis.

         

        Lecteur, je ne savais pas que ce simple rappel à cet endroit de notre entretien allait faire s'envoler la parole de mon interlocuteur passionné comme un aigle dans ses chers cieux où il plane aisément et prend de la hauteur par une spirale ascendante. Je me sentais quelque peu son lapin qui ne pourrait échapper à son Destin.

      • Oui. Rimbaud est dans une pomme. Un jour, tu auras la réponse à ma parole énigmatique – C'est oracle, ce que je dis. Mais, là, pose-toi la question. Rimbaud, a-t-il été côté chute? Côté relié? A toi de te faire une idée. La mère de Rimbaud, image de la vertu, disait que ses enfants avaient hérité de tous les défauts de leur père. Souviens-toi de Merlin, fils d'une vertueuse chrétienne et de Satan: par sa mère il aspirait à la béatitude, par son père à la damnation. Qui donc, chez Rimbaud comme chez Merlin en fin de compte l'a emporté: Dieu ou Satan?

        « Moi, de manière globale, tout comme cette pomme, je pense qu'il a porté sa croix notre Arthur – un vrai roi en son royaume. Rimbaud pourrait dire comme André Breton: « j'ai été doué de génie par le chaudron de Keridwen. », qui évoque le mythe celte du grand Barde Taliésin (et les Vates assimilés au Voyants par Rimbaud appartiennent à la même classe sociale). Ce Taliésin était dans sa jeunesse l'assistant de Keridwen ou Ceridwen, une forme de la Grande déesse assimilée plus tard à une sorcière. Il l'aidait à préparer un breuvage magique destiné au fils de celle-ci afin de lui donner de l'esprit. C'est lui qui en a bénéficié involontairement. Tu pourras toi-même te documenter si cela t'intéresse. Sache quand même qu'il y est question de trois gouttes qui dotent de l’inspiration prophétique et rendent capable son détenteur de raconter le monde à venir.

        « On voit la richesse symbolique des rapports tissés par la tradition entre le poète et Keridwen. Celle-ci n’est-elle pas aussi bien la Sorcière rimbaldienne d’«Après le Déluge»? Ce poème parlant de « la Reine, la Sorcière qui allume la braise dans le pot de terre », fait par ailleurs référence à l'alchimie. Le pot de terre est un symbole de la prima materia qui représente dans la psychologie des profondeurs dont parle Jung, grand explorateur devant l'Eternel, la totalité originelle de l'inconscient. La Sorcière peut être vue comme l'instigatrice du processus alchimique de la purification jusqu'à trouver la pierre philosophale en soi, le Graal pour les chrétiens et en psychologie, l'individuation ou réalisation du Soi.

        « Arthur Rimbaud avait la conscience d'une mission élevée: "Il faut que j'en aide d'autres" avait-il dit lors de sa plongée dans l'ésotérisme. Il avait voulu abattre l'arbre du bien et du mal et retrouver l'unité divine. Il en avait aidé d'autres mais pas pour ce qu'il croyait: là-bas, il avait fait son possible pour soulager la misère des indigènes. Même si sur son lit de mort il écrivit avec douleur à sa soeur: "C'est moi qui ait tout gâté par mon entêtement à marcher et à travailler excessivement. Pourquoi au collège n'apprend-t-on pas de médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de pareilles bêtises?"

        « Côté chute? Côté relié?

« Elle est retrouvée.

Quoi? – L'Éternité.

C'est la mer allée

avec le soleil



« La mer image du féminin et de l'Inconscient et le soleil image du masculin et du Conscient. Rimbaud a pressenti le dialogue avec l'intérieur, avec ce que nous nommons aujourd'hui Inconscient. Il a manqué d'outils. Aujourd'hui, il aurait pu écrire:

« C'est le Soleil

allé avec la Mer

« Côté chute, côté relié?



« Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l'herbe menue:

Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.



Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:

Mais l'amour infini me montera dans l'âme,

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, – heureux comme avec une femme.



« Cela s'appelle justement « Sensation ». Or l'Inconscient se nourrit de sensations. Une des caractéristiques de la poésie de Rimbaud est d'être sensuelle dans le sens où elle fait appel aux sens. Le corps se voit aussi incarné comme jamais dans la poésie. Son oeuvre et par extension sa vie, lui redonne son importance, remet le corps en avant, remet le corps au coeur de la parole, et préfigure l'inversion donnée aujourd'hui comme paradigme: « la parole au coeur du corps » pour reprendre le titre d'un livre...

«  Côté chute? Côté relié?

« Combien Rimbaud illumine-t-il de vies aujourd'hui? Nul poète n'a eu autant d'émules, autant de fans. Il rayonne, il est dans le courant, moderne.

« Côté chute? Côté relié?

« Certes, il y a de quoi constituer un dossier « Saint Rimbaud » et un dossier « Rimbaud salaud ». Le saint et le martyr qui éclatent dans les lettres aux siens, et sur lesquels sa soeur Isabelle insistera un peu lourdement, semblent être contrecarré par sa correspondance professionnelle. Lorsqu'il écrit, par exemple, à Ilg le 1er février 1888: « Morale: rester l'allié des nègres, ou ne pas les toucher du tout, si on n'est pas en pouvoir de les écraser complètement au premier moment », je souligne.

« Est-il d'humeur massacrante, caustique ou simule-t-il l'arrogance pour détourner les soupçons sur ses bontés envers les indigènes? Toujours est-il que l'ironie mordante parcourt toute la lettre telle qu'elle éclate dans ce passage sur « l'épopée de Massouah »: « Ils vont faire la conquête des mamelons volcaniques disséminés, les relier par des voies ferrées de camelote, et arrivés à ces extrémités, ils lâcheront quelques volées d'obusiers sur les vautours, et lanceront un aérostat enrubanné de devises héroïques. – Ce sera fini. », cette ironie fera prendre la mèche; son associé dira à propos de sa lettre: « J'en ai bien ri, je vous garantis, je vois avec le plus grand plaisir que derrière votre masque d'homme horriblement sévère se cache une bonne humeur que beaucoup auraient bien raison de vous envier. »

« Quel sens donner à la vie et l'oeuvre de Rimbaud aujourd'hui? Voilà la question cruciale. Celui de cette mais de ce témoin privilégié qu'est sa soeur Isabelle? Elle écrivit: « En définitive, je dirai: Rimbaud, malgré qu'il se soit aventuré aux sphères interdites, malgré qu'il ait mangé le fruit défendu, ne s'est pas damné. Il a toujours su fuir à temps le grand péril. Je dirai même que d'avoir violé les cimes l'a confirmé dans sa mission providentielle, laquelle fut, comme cela éclate aujourd'hui, de pousser les âmes d'élite vers Dieu. Et j'ai la conviction absolue qu'il entrait aussi dans les desseins d'En-Haut que cet élu se vêtit sur la terre des oripeaux de l'incroyance, afin de mieux prouver aux hommes l'inanité de leurs révoltes contre la Puissance Éternelle. »

«Doit-on lui préférer le sens donné par une psychologue qui ne le connait qu'à postériori et dit qu'il a toute sa vie recherché l'amour de sa mère et que sa fuite a été une contrition, vécue comme un rachat de sa vie passée? Moi j'aime bien Henri Miller qui disait dans son essai  Voici le temps des assassins paru en 1946: « Toute sa volonté était tendue vers la complète libération de l'esprit »: il le voyait de fait comme le Christophe Colomb de ce domaine; mais surtout il ajoutait: « Je me vois en Rimbaud comme en un miroir ». Voilà ce que disait ce petit frère américain du XXème siècle. On peut penser qu'il l'aurait traduit s'il avait été son contemporain, comme le fit Baudelaire pour Poe.

« J'aime aussi le Miller, humble, qui disait: « C'est le seul écrivain dont j'envie le génie. »; J'aime le Miller reconnaissant: « N'y a-t-il pas quelque chose de profondément miraculeux dans la venue de Rimbaud sur terre, comme le furent le réveil de Gautama ou l'acceptation de la croix par le Christ ou encore la mission de la délivrance de Jeanne d'Arc? J'aime enfin le Miller intelligent et spirituel qui déclarait: « L'artiste ne gagne le droit de s'appeler créateur qu'en reconnaissant être un instrument: "Auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé". Ainsi parlait Rimbaud lorsqu'il n'était encore qu'un jeune homme arrogant. Mais il exprimait là une vérité profonde. L'homme ne crée rien lui-même et par lui-même. Tout est créé, tout a été prévu. Et pourtant nous sommes libres. Libres de chanter les louanges de Dieu. C'est l'oeuvre la plus haute dont il soit capable. Elle est sa liberté et son salut, car c'est là le seul moyen de dire oui à la vie. » 

« J'apprécie aussi Julien Gracq dans ses pages consacrées à Rimbaud, notamment dans son essai sur André Breton: « Les interprétations douteuses du silence de Rimbaud où l'on s'est trop longtemps égaré ne doivent d'aucune manière faire perdre de vue que son « message » (pour une fois l'expression remagnétise tout son sens) est avant tout l'annonciation de la bonne nouvelle que le royaume de la poésie est en nous, devant nous, si nous savons le conquérir. Il nous met en demeure de franchir le pas décisif de la poésie condiment, à la poésie levain. Il est le premier à concevoir franchement la poésie comme un appel à une manière de vivre – une introduction à un mieux-vivre. » L'essentiel, disait-il est que la poésie aille loin en nous, en soi.

« On peut aller loin dans l'exploration, poursuivit avec allant le commissaire, avec qui on veut, avec soi-même j'espère. La pomme, pour en revenir à elle, est un miroir qui est conte d'ombre et de lumière, de lumière et d'ombre, elle peut dire l'indicible comme la Bouche d'ombre. Et si ta bouche croque dans une pomme, tu croques dans la vie même, avec ses ombres et ses lumières. L'essentiel est que la pomme te donne du grain à moudre, te guide, te donne du sens, te fasse enfin exploser les papilles et inonde de joie et de lumière ton être qui somme toute, contient beaucoup plus de pépins qu'une pomme... Et la poire? Dix sept mille variétés quand même, contre vingt mille de pommes. Au fait, tu dois te dire, "Comment suis-je aussi poire? Un tel bonimenteur!"

      • Je me dis surtout que tu es fou, et que moi je le suis suffisamment pour te croire; alors fou pour fou, autant en rire et s'éclater l'âme. Le pire, ce serait que la pomme devienne poire d'angoisse... quoique Adam et la pomme d'Eve, c'est les boules...

      • Mais non. Et merci, Serpent, d'avoir tendu pour ainsi dire la pomme à Eve; sinon, qu'est-ce qu'on s'ennuierait – et je reste poli – dans le paradis sempiternel, tous nus, ignorants comme des bêtes, sans art...

      • Oui, l'Age d'or, un bel idéal!

      • En rêver est sain; vouloir le restaurer une démence. Il est vrai que le pommier porte le nom latin malus, correspondant à la vision spirituelle du Christianisme sur son fruit. On est loin de la pomme d'or du jardin des Hespérides. Hitler lui a réduit la pomme en miettes passant ainsi à côté de son secret qu'il cherchait pourtant avec son super bataillon d'élite. Mais, ne gâchons pas notre plaisir. Sais-tu la différence entre la poire et la pomme?

      • On se fend la poire et on se suce la pomme.

      • Coquin, la poire n'a que quatre rangées de pépins, alors que la pomme en a cinq, du moins sur la plupart des variétés et les plus anciennes... Normal, la poire est un fruit bien terrestre qui représente les quatre éléments; la pomme est un fruit terrestre et céleste puisqu'il ajoute un cinquième élément, l'esprit. C'est le fruit spirituel par excellence. Sa forme sphérique représente déjà la totalité, mais de tous les fruits sphériques: cerise, prune, abricot, groseille... il est le seul à ne pas avoir de noyau. C'est aussi le Féminin, et l'Inconscient dans sa plus belle expression « fruitale ». Une expression poétique et gastronomique. On peut même s'amuser avec l'étoile de la pomme et y inscrire à chaque pointe des branches la composant: Esprit, la pointe en haut ou la tête; Eau, le bras gauche; Air, le bras droit; Feu, le pied gauche; Terre, le pied droit. Dans le même ordre je peux faire correspondre une sorte de devise ou mieux de prière, de mantra: Savoir, aimer, oser, vouloir, se taire. Hein? Qu'est-ce qu'on s'amuse avec la pomme!

– Et avec le commissaire Belpomme!

  • Tu dois te dire que je ferais bien de me taire un peu.

  • Pas du tout.

  • Rimbaud devait se ceindre les reins pour sonder les reins et les coeurs à l'image de Dieu. Deux expressions bibliques que tout humain peut se faire siennes. Mais ne faut-il pas compter sur Dieu, autrement dit l'Inconscient, pour entreprendre ce voyage? Paul, nous arrivons au bout du nôtre et si tu veux mon humble avis, cette rencontre de neuf jours fera un jour un beau roman...

– Aux pommes?

Ils éclatèrent de rire.

Ah... J'ai oublié de vous dire, oui, j'ai oublié de vous dire qu'à ce moment là – du rire – ils buvaient, l'un en face de l'autre et sous les auspices du poète pastellé, du jus de pomme...

Les mystères sont comme des hérissons: ils sont meilleurs quand ils ont mangé des pommes! Les gens de la Bohème, friands de leur chair, savent cela.











 

 



IX



Les deux âmes devaient se quitter physiquement le huitième jour. Et lorsque Paul réalisa que le commissaire Belpomme lui avait parlé d'une rencontre de neuf jours, celui-ci lui répondit:

  • Peut-être y aura-t-il une neuvième rencontre entre nous quand tu auras compris comment Rimbaud est dans une pomme, en admettant bien sûr que cette histoire de pomme ait un sens! Et tu peux toujours étudier le poème Voyelles pour mieux comprendre.

  • Alors là, Arthur, c'est le pompon! Le poème Voyelles contiendrait un message caché en rapport avec la pomme et serait la clé pour comprendre ton assertion rimbaldo-pommesque? Releva Paul.

  • Je ne t'en dit pas pas plus, mon ami, mon...

  • Quoi?

  • Allez, au revoir, dit Arthur, lui ouvrant ses bras.

Et c'est ainsi qu'une étreinte fraternelle clôtura leur voyage spirituel.

 

Sur le chemin du retour, Paul repensa à toute la mise en scène et aux paroles du commissaire Belpomme, il se dit: « Voyelles dans la pomme maintenant! Ou la pomme dans Voyelles. Comique vraiment! Il bâtit des châteaux dans le ciel comme on tire des plans sur la comète ou quoi? Bon, bon, pas si fou quand même. Il sait mener une barque... »

Paul repensa à la blague du premier jour et parodia:

« Paul Prouti et Arthur Prouta sont dans un bateau. Paul Prouti tombe à l'eau. Qui est-ce qui reste? Arthur Prouta! – Pom-pom-pom-pom!

Il rit en marchant, un léger vent venant lui chatouiller les tempes. Il s'arrêta, se gratta la tête, soupira, reprit son train sur le ton de l'enquête, à peine belpommien:

« Voyons, s'il a joué et même jonglé avec un objet, il l'a fait aussi avec une idée, un objet métaphysique, spirituel. Rimbaud est lié, partie prenante d'une notion abstraite: la pomme. Rimbaud est dans une pomme, a-t-il dit. Il faut le trouver à l'intérieur de la pomme en tant que symbole. Symbole de quoi? De Connaissance. J'ai vu le commissaire jouer avec cette connaissance, jouer avec Rimbaud, donc à l'intérieur de celle-ci. Autrement dit, son oeuvre et sa vie sont si liées que pour en goûter pleinement la saveur, il faut en acquérir la Connaissance. Pour ce qui est du secret de la pomme, il venait tout logiquement corroborer le fait que la connaissance se trouvait bien dans ce fruit: il suffisait de la couper dans sa verticalité pour retrouver tout son sens spirituel, cosmologique qui relie la terre et le ciel, le corps et l'esprit. On y trouve l'ordre du monde, le macrocosme miroite dans ce microcosme que l'on peut trouver non seulement dans une pomme mais dans la Nature entière. Trop fort! Tiens, Cela me fait penser à la géométrie sacrée, au nombre d'or contenu dans une fleur ou le corps humain, à la symétrie, aux Correspondances... »

Peu après son arrivée, Paul ouvrit son volume des Oeuvres complètes de Baudelaire et lut avec délectation à la lueur d'une bougie:

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L'Homme y passe à travers une forêt de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

« Baudelaire, premier voyant! monologua Paul. Un vrai dieu avait dit Rimbaud. Et Nerval aussi, qui s'était dis soumis aux épreuves de l'initiation sacrée et qu'une force invincible était entré dans son esprit. Il avait eu son destin, il devait entrevoir l'autre côté du miroir; il avait dû mourir pour le voir. Il avait effleuré la Connaissance. Il lui manqua peut-être une assise stable, il lui manqua un maître qui l'aide à être son propre maître, à trouver son guide intérieur. Cela avait-il manqué à Arthur Rimbaud?

Et son petit-fils, Arthur Belpomme, était-il un initié à la Connaissance, rattachée à la grande Tradition universelle manifestée dans de multiples formes mais étant Une, de même que le multiple se rejoint dans l'Unité, le point, l'étoile? Aurait-il vu mon potentiel pour être initié, et le potentiel de la Pomme dans tous ses états pour m'amener à la Connaissance qu'elle contenait et dont elle était le symbole absolu? La Rose se prêtait bien aussi à l'initiation, mais la pomme avait l'avantage d'être jonglable autant que mangeable et son volume se prêtait plus au relief de la pensée d'Arthur. »

Paul poursuivit ses recherches tout en pensant régulièrement au commissaire avec lequel il sentait subsister un lien très fort. Un mois, deux mois, trois mois passèrent sans nouvelles d'Arthur Belpomme. En revanche, il y avait eu des nouvelles d'Arthur Rimbaud: un nouveau portrait présumé être le sien, un portrait du Rimbaud abyssinien trouvé dans un lot de photos. Il s'agissait d'une photo de groupe, et une figure se démarquait par une présence incroyable, comme si il avait prévu son coup: « coucou, c'est moi. Vous me reconnaissez? Je savais bien qu'un jour où l'autre on retrouverait mon visage net, la carte de mon être. Il fallait du temps avant que la découverte soit faite et il en faudra avant qu'elle soit admise. Un pont est jeté pour rejoindre le poète que je fus, que je suis toujours. Que je serai à jamais. Transpercez la surface, le fond est le même.»

Paul fut ému de cette extraordinaire découverte et pensa à l'émotion qui devait étreindre Arthur Belpomme.

C'était un miracle. La cerise sur le gâteau. Un cadeau de l'Univers!

Pomme sur la cerise sur le gâteau, Paul reçut plus d'une semaine après cette découverte, une longue lettre du commissaire. Et un gros paquet de feuilles l'accompagnait. Ce n'était ni plus ni moins que ses écrits personnels sur Rimbaud. Avec étonnement, Paul se vit à travers cette sorte de testament désigné comme héritier et fils spirituel.

Paul espérait le revoir. En attendant, il lui demanda par courrier si il était d'accord pour que sa lettre soit rendue publique.

Arthur Belpomme accepta avec joie.

Cette lettre était pour Paul un trésor pour mieux connaître Arthur Belpomme et Arthur Rimbaud. J'espère que le lecteur appréciera autant que son destinataire. J'ai un seul mot pour la qualifier: surprenant!

Voici la lettre:

"Cher Paul,

Je ne sais si ton « roman aux pommes » à pris forme, je le souhaite. Je ne sais s'il fera un tabac, je doute même qu'il devienne un best-seller, tel ne doit pas être ton objectif en tout cas, je sais que tu sais, mais je tiens à te dire qu'il compte. Peu importe sa réception actuelle ou future. Tu as déjà un lecteur inconditionnel: moi-même.

Je te laisse libre de tout souci d'exactitude et d'interprétation vis à vis de ce qui t'a été donné, tout comme je te laisse le soin d'utiliser à ta guise les documents et travaux personnels que je te joins.

J'aimerai une dernière fois m'exprimer sur mon grand-père. Tu peux l'utiliser à ta convenance dans ton travail d'écrivain. Prends-le en estime.

As-tu découvert le nouveau visage de mon grand-père? Il y a beaucoup à dire dessus. Je sais que c'est lui. Mon émotion est au comble.

Rions de nos fumisteries, galéjades, fabulations et affabulations.

Mais voici ce qui me semble plus sérieux et en quoi tu pourras trouver un profil testamentaire. Serais-je un testamenteur? A toi de voir...

Comme tu en as déjà eu un aperçu, on peut trouver de curieuses coïncidences entre l’œuvre et la vie d'Arthur aux multiples échos; qu'on les regarde comme des prémonitions ou non, elles sont réelles : il a fréquenté le café de l'Univers dans les Ardennes et fréquentera l'Hôtel de l'Univers à Aden; dans son premier rapport scientifique à l'âge de dix ans avant celui de l'Ogadine, il a dénombré 37 espèces de mouches observées, il mourra à l'âge de 37 ans; cela ajouté au mot de l'écolier « je serai rentier » qui fait écho à sa quête obsessionnelle de rentes en Abyssinie; cela ajouté à l'Orient qui hante Rimbaud dans Une Saison en enfer et à la conclusion qu'il donne et à ce qu'il vivra effectivement au Harar jusqu'aux ultimes illuminations. De même, on ne manque pas d'être frappé de ce que rapporta sa soeur Vitalie dans son Journal: lors de sa visite du British Muséum, ce par quoi elle a été le plus intéressée, c'est les dépouilles de Théodoros, roi d'Abyssinie, et de sa femme.

Nulle oeuvre, nulle vie ne montre avec plus de force la force du Destin. Nerval même est assez loin derrière. Pourtant il est fort dans le domaine.

Le grand surréaliste André Breton a été jusqu'à faire son thème astrologique.

Mais d'abord, j'ai trouvé d'autres coïncidences frappantes qui corroborent en bonne partie ce que je te disais, de l'importance du 9 dans la vie et l'oeuvre d'Arthur, même si il faut les accueillir avec circonspection.

Une Saison en enfer comporte 8 sections titrées, et si on y ajoute l'introduction « jadis si je me souviens bien » on en obtient 9. Arthur est né en 1854: on trouve deux fois 9 en additionnant les chiffres. Il est mort en 1891: 9 + 10, le 10 (9+1) étant nombre de totalité, de l'accompli.

Oui, prudence oblige: quand je vois que les astrologues ne se basent pas sur la même heure de naissance pour faire le thème astral d'Arthur!...

Je suis peu bercé par l'astrologie mais comme outil de connaissance, il m'intéresse. Une amie calée dans le domaine et en qui j'ai confiance, m'a donné d'intéressantes interprétations. Le fait qu'elle n'ait pas ma passion pour la trajectoire de Rimbaud, le poète et l'homme, la crédibilise à mes yeux. Voici ce qu'elle me dit: « Ses mots sont vraiment artistiques. C'est une gymnastique artistique (mots rares ou créés). Il exprime la laideur avec beauté. Il a le milieu du ciel en Gémeaux qui lui donne une capacité d'expression écrite ou orale. Le piège est de rester à la surface des choses. »

Après avoir lu des poèmes de Rimbaud, elle a lu un texte en prose de Victor Hugo: « On voit tout de suite la différence, me dit-elle, Hugo est dans le peuple, immergé dans celui-ci, en faisant partie et parlant en son nom. Le peuple est dès le début présent dans le texte. Rimbaud, lui, maintient une distance. Une manière de dire: « je ne fais pas partie de ces humains. » Il est impersonnel dans le sens qu'il n'est pas facile d'accès. Il signale bien par son verbe que ce qu'il voit en lui ne résonne pas avec ce qu'il voit à l'extérieur. Hugo est un idéaliste mais ancré dans la réalité du monde. Il est un réaliste idéaliste. Rimbaud a un idéal de beauté qu'il ne peut réaliser. »

Elle regarda ensuite le thème astrologique de Verlaine et dit: « Verlaine a les pieds sur terre. Et sur cette base-là il crée de la beauté et c'est tangible. Rimbaud, par son signe astrologique et son ascendant est dans le sentiment. Il se crée des attentes de beauté et d'harmonie qui ne sont pas forcément réalisables. Il est très sentimental et très facilement déçu par l'autre. Le fait de voyager, de voir les autres, d'autres cultures, lui a permis de travailler sur cette fragilité. Verlaine est Scorpion, inquiet, sans cesse en contact avec l'inconscient collectif. »

J'espère que je ne t'ai pas trop gavé avec l'astrologie. Mon amie a tendance à me gaver avec ça... Mais, moi, ne t'ai-je pas gavé avec Rimbaud? Ah! Les passions!

Je reprends avec l'idée du Destin: la force du Destin dont on parlait est d'autant plus marquante chez Arthur que tout est fulgurance chez lui. Il est une fulgurance. Son oeuvre comme sa vie est fulgurante... et dense. Quand on pense que son oeuvre de 500 pages, si on enlève toutes les lettres qui ne sont pas de lui, dont à peine la moitié est occupée par l'oeuvre poétique, a eu un tel retentissement. Son père, a écrit sensiblement plus que lui, quoi que dans un genre différent, et sa Correspondance militaire qui à elle seule fait plus de 700 pages ( et il faut ajouter son Éloquence militaire), n'a laissé aucun souvenir éloquent!

On se sent proche de lui, il est un frère, un fils. Un homme multidimensionnel, un multiplicateur de rêves. Une illustration incandescente de l'humain, un dévoilement sous-jacent du divin. C'est pour cela qu'on peut l'appeler Arthur.

Je m'emballe pour mon grand-père, c'est dingue comme il m'habite!

Je ne veux pas plus de soûler, et je signe:



A B

 

POST SCRIPTUM : Je suis un vieux fou hanté par Arthur! Non, ce n'est pas du Baudelaire, c'est du Belpomme!

Est-ce que tout ce que je t'ai dit est vain? Ne sont-ce que des chimères? Que sais-je de plus sur Arthur? Il est mon grand-père, et après? Je suis un peu lui, il est un peu moi, comme beaucoup peuvent le dire, sauf que c'est mon grand-père.

Je sens que je vais guérir de ma hantise. Il fallait que je me libère, c'est passé à travers moi, à travers toi. Merci la vie.

Mais peux-tu comprendre le dégoût que je peux éprouver parfois, les sentiments ambivalents qui m'habitent à l'endroit de pépé? Il m'arrive comme il arrive aux poètes de cracher sur la Muse comme le boulanger doit parfois cracher sur le pain (au figuré, évidemment!)

Je vais te faire une confidence: je suis loin de lui vouer un culte, à Arthur. Sa trajectoire me passionne. Mais, suivant mon humeur il est vrai, parfois je trouve une partie de sa poésie singulièrement vieillie, d'un autre temps. Peut-être parce que je me fais vieux, je t'avoue que je comprends tel ami qui trouve sa poésie triste, pesante, et qui lui préfère Baudelaire, plus raffiné – il n'avait pas du paysan dans le sang!

J'aime sa poésie, quand elle est simple, j'aime tel vers, tel formule, tel poème; il y a un certain nombre de poèmes que je trouve « de forme vieille » ou des « vieilleries poétiques ». Il est un ancêtre et il l'a bien dit: « Du reste, libre aux nouveaux! D'exécrer les ancêtres! On est chez soi et on a le temps » Je suis heureusement moins catégorique, mais parfois, cela fait du bien de balancer cela; on vit au présent. « Il faut être absolument moderne. » Ce qui n'empêche les petites escapades dans le passé. Pour nourrir notre présent. Qu'y puis-je si beaucoup des Illuminations m'échappent, comme beaucoup de ses Vers nouveaux et chansons, comme beaucoup de ses Poésies et comme beaucoup de passages d'Une Saison en enfer?

Je peux saluer la beauté, la forme, mais je me vois privé de sens. Nerval, le plus hermétique des hermétiques ne me fait pas cet effet, je ne me sens pas frustré, alors qu'avec Arthur, si; comment l'expliquer? Bah! C'est mon grand-père! Moque-toi de moi, un de mes poèmes préférés de lui est Les Étrennes des orphelins. J'ai redécouvert grâce à un ami Première soirée. Un poème qui est plus concret, - une charmante tranche de vie qui méritait d'être mis en chanson... La Maline aussi, le Buffet, Au cabaret vert, bien sûr Le Dormeur du val et Ma Bohème, Sensation. N'oublions pas Voyelles, Le Bateau ivre...

Quand je lis ces quelques vers de Soleil et Chair, par exemple, je suis subjugué et retrouve tout le sens de la poésie, et la vocation du poète, et l'admiration immense que j'ai pour mon ancêtre, je la retrouve intacte, neuve :

Le Monde a soif d'amour, tu viendras l'apaiser [...]

Le grand ciel est ouvert! les mystères sont morts

Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts

Dans l'immense splendeur de la riche nature!

Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmure

Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour!...

  • C'est la Rédemption! c'est l'amour! C'est l'amour!...



Ce serait le moment de dire comme dans les Étrennes: « On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose... »

Bon, je crois que je vais me faire une bonne cure de pommes!

Arthur. »



« Bien... me voilà dans de beaux draps! », se dit Paul.

Il se sentait là, désigné comme fils spirituel du petit-fils d'Arthur Rimbaud, investi d'une mission.

Belpomme était revenu en beauté. Ayant donc reçu en héritage les documents nécessaires à son travail, en plus d'une lettre « de mission », Paul s'était passionné pour le " Rimbaud en documents".

Il repensa à « ces neuf jours qui feront un jour un beau roman. » Il mit neuf mois, quant à lui, à faire ce livre.

Il faut au moins ça, non?

Bien sûr il ne manquât pas d'envoyer sa fiction à Arthur Belpomme dès qu'il y eût mis le point final. Il y joignit la synthèse suivante sur le poème Voyelles, Rimbaud et la pomme:



Dans « Alchimie du verbe » d'Une Saison en enfer, Rimbaud évoque Voyelles et sans doute aussi le travail poétique de l'année suivante puisqu'il cite ensuite des poèmes de 1872.

«J'inventai la couleur des voyelles! –  A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique, un jour ou l'autre accessible à tous les sens. Je réservai la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixai des vertiges. »

Il est notable que dans sa prose postérieure de deux ans à Voyelles, l'ordre donné aux voyelles n'est pas celui du poème, allant du A au O, mais celui traditionnel allant du A au U. Ne jugea t-il pas alors fantaisiste son ordre cosmique?

Ordre traditionnel (rétabli dans Une Saison en enfer en 1873): A E I O U.

Ordre donné par Rimbaud dans Voyelles en 1871: A E I U O.

Revenons à l'ordre primordial.

On a déjà d'emblée un ordre qui n'est pas sans signification, qui est voulu et confirmé par la transcription du E en grec, c'est à dire Epsilon. Rimbaud fait référence à l'Alpha et l'Oméga.. Jean Arthur Rimbaud est comme placé sous la tutelle johannique qui me fait aussi penser à son inscription au retour à l'hôpital de la Conception à Marseille où il mourut quelques mois plus tard: Jean Rimbaud. « Je suis l'Alpha et l'Oméga » dit à trois endroits l'apôtre Jean dans la Révélation.

Approfondissons cette notion.

« Je suis l'alpha et l'oméga dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient, le tout puissant ».(I, 8)

Il est donc la totalité du Temps trinitaire: le passé, le présent, l'avenir. On peut concevoir aussi: Je suis le père (ciel, cosmos originel, principe créateur), la mère (Terre qui s'offre, présente, au principe créateur) et le fils, la forme et l'esprit à venir, l'Avenir, ce qui advient, le mouvement, la force agissante de Dieu.

Dans certains blasons, ou dans l'iconographie chrétienne, le symbole Alpha et Oméga est utilisé pour symboliser la présence du Christ au coeur du monde et est associé à la croix qui est un autre symbole cosmique puisqu'il fait appel au quatre directions et porte ensemble, l'assume, la dimension horizontale et verticale de l'existence.

C'est le principe que tout nouveau être humain venu au monde porte en lui.

Un blason chrétien utilise à la fois le triangle Père- Fils -Saint Esprit, le symbole de la croix et les inscriptions Alpha et l'oméga de part et d'autre de celle-ci.

On utilise aussi l'expression: « de l'alpha à l'oméga » pour dire du plus petit au plus grand, et en effet, dans la numération grecque, l'alpha est la plus petite (valeur 1) et oméga la plus grande (valeur 800)

« De A jusqu'à Z » signifie « dans la totalité du champ ». Totalité du champ de vision, totalité du champ de conscience, totalité du cosmos, du microcosme au macrocosme.

L'alphabet est dans le cosmos, la Connaissance est dans le cosmos, symbolisé aussi par la pomme.

« Rimbaud est dans une pomme » signifie qu'il porte le cosmos en lui, donc la Connaissance, dont l'alphabet est une manifestation et le principe créateur de la manifestation divine qu'est le Verbe (langage, poésie...)

A E I U O sont les sons de l'homme, les sons du cosmos (musique des Sphères). Faire appel aux voyelles en leur donnant une couleur et un sens, c'est donner une forme à l'informe, revenir au principe primordial, à la source que sont les sons sur lesquels se sont élaboré le langage articulé, le Verbe, c'est signifier le sacré dans celui-ci. Et ce sacré, le poète est le manifestant privilégié avec le chaman. Le chaman est quelque part poète et le poète est quelque part chaman.

Étudions maintenant le poème qui – fait capital – est un sonnet.

En poésie, on dit que le sonnet (qui vient de « son » et était à l'origine, l' « air de musique d'un chant ») tire sa force de sa forme et qu'un bon sonnet doit dès le début annoncer la fin. Le déroulement suit une logique interne, les deux tercets suivant les deux quatrains sont comme une précipitation vers la fin.

Quel est le déroulement logique de Voyelles? Un ordre interverti qui ne doit rien au hasard. Il énonce la correspondance de 5 voyelles et ses couleurs dans le premier vers traçant une ligne droite de l'Alpha à l'Oméga. Il donne ensuite le sens donné à ces couleurs symbolisées par des voyelles, donc les sons du cosmos. Il dit le dernier vers comme une révélation d'importance cosmologique.. L'Oméga porte en effet la couleur violette de Ses Yeux, le violet, ultime couleur du spectre solaire, couleur intérieure de l'arc-en-ciel.

Quant à la pomme, elle est symboliquement utilisée en plusieurs sens apparemment distincts, mais qui, plus ou moins, se rejoignent : ce sont la pomme de Discorde attribuée par Pâris; les pommes d'or du Jardin des Hespérides, qui sont les fruits d'immortalité; la pomme consommée par Adam et Eve; la pomme du Cantique des Cantiques qui figure selon Origène, la fécondité du Verbe divin, sa saveur et son odeur. Il s'agit donc, en toutes circonstances, d'un moyen de connaissance, mais qui est tantôt le fruit de l'Arbre de Vie, tantôt celui de l'arbre de la Science du bien et du mal : connaissance unitive conférant l'immortalité, ou connaissance distinctive provoquant la chute. C'est un symbole haut en couleurs, haut en goût cosmique. C'est ce goût qui se trouve aussi dans Voyelles de Rimbaud. Si ce poème ne fait aucune mention de la pomme, ou référence à celle-ci, il doit contenir en lui quelque chose de l'ordre de la connaissance. Et on peut noter que chacune des branches de l'étoile pentagrammique au coeur de la pomme peut accueillir une des cinq voyelles citées par Rimbaud.

À l'issue de son travail, Paul était conscient qu'il avait suivi des pistes, fait des analyses qui lui semblaient judicieuses, il n'était pourtant pas satisfait; cela partait dans tout les sens et...

« On sent, dans tout cela qu'il manque quelque chose...», se dit Paul, paraphrasant sans avoir l'air Arthur Rimbaud dans les Étrennes des Orphelins ou Arthur Belpomme dans sa lettre.

Il manquait quelque chose, mais quoi? Les lumières de son ami, en sa qualité de commissaire connaisseur ou connaissant, lui manquaient.

Paul écrivait une partie "document", inspiré par les textes d'Arthur Belpomme sur Rimbaud lorsqu'il reçut un colis en remerciement de ce premier manuscrit envoyé. Ce colis contenait un tableau accompagné d'une lettre du commissaire.

Il lui disait:

« Cher Paul,

Mon enthousiasme est si grand que je t'offre mon pastel d'Arthur Rimbaud. Tu pourras donc aussi le rendre public. Je te recommande seulement, Paul, monfilsspirituel, de respecter mon anonymat et de signer le tableau de ton propre nom.»

Un vrai cadeau de gentilhomme! se dit Paul.

La lettre se poursuivait ainsi:

« Tu peux remarquer, mon cher Paul, le beau teint de pomme de Rimbaud (Tu croyais que j'allais te sortir la chansonnette « Pomme de reinette et pomme d'api... birthday to you?); mais ceci n'est qu'une manière de te rappeler une question. Bon, tu vas croire encore à un pur délire Belpomme... Pas si vite, mon coco! moi, je te propose un pur délice de pomme mais sur un plan autre que physique.

« Rimbaud est dans une pomme t'ai-je dit. Tu en veux la démonstration? Je passe près de chez toi la semaine prochaine, je peux faire un petit détour...

C'est de la sorte que Paul et Arthur se retrouvèrent au domicile de Paul, devant le portrait d'Arthur Rimbaud qui trônait en bonne place dans le salon. Rapidement, après avoir manifesté bruyamment leur joie de se revoir, il abordèrent la question essentielle qui avait motivé leur neuvième rencontre, et fidèle à ses habitudes, le commissaire Belpomme soigna sa mise en scène. Il commença ainsi:

- Pour te permettre d'entrer en relation étroite avec le poème Voyelles, je mets sous tes yeux le manuscrit, l'autographe de Rimbaud en personne, tant la façon d'écrire est importante. Et je te propose un petit jeu, le jeu de Voyelles, pour cela, il te suffit de papier, de feutres ou crayons de couleurs.

voyelles_manus

 



Tu veux jouer, je le sens. Un esprit joueur comme le tien!

Prêt?

Bien. Concentre toi, comme l'enfant qui joue.

Tu vas former les lettres dans l'ordre énoncé :

Tu écris un A noir sur le papier, tu traces la forme d'un grand E en epsilon selon la graphie d'Arthur. Il s'enroule naturellement autour des deux pattes du A pour dessiner la forme d'une pomme.

Le I rouge vient naturellement s'encastrer au sommet, comme la queue de la pomme.

Le U vert trouve sa place dans la pomme au-dessus de la pointe du A. Il reste à dessiner les deux pépins visibles lorsque l'on coupe une pomme dans ce sens grâce aux deux O violets indiqués dans la dernière strophe. Observe bien, le O apparaît une première fois en majuscule et une seconde dans le dernier vers surmonté d'un accent, tel un sourcil.

Paul s'appliquait, suivant les consignes du commissaire, il s'exclama soudain:

- On dirait un visage en forme de pomme et je vois... Ses Yeux!

- « Pom-pom-pom-pom ». Oh Méga bon! C'est en effet selon « ma pomme », la Pomme de Rimbaud où tu vois « Elle ».

 

Paul apprécia cette brillante conclusion et ajouta:

- Je comprends pourquoi tu voulais tant que j'étudie ce poème.

- Eh oui! Et je vais maintenant t'offrir, après l'entrée, un plat de consistance avant de passer au dessert. Revenons à Voyelles, puisqu'on en sort.

Tu sais maintenant que A E I O U, sont les composants d'un même symbole cosmologique. Les voyelles sont musique des sphères, chant sacré de la Déesse, du Cosmos, de l'Alpha à l'Oméga:

Le poème symbolise la création, de l'alpha (A) à l'oméga (O), suivant la citation biblique bien connue...

Et Ses Yeux, tout en majuscules, bien plus qu'à un hypothétique être aimé, ne pourraient-ils pas faire allusion à quelque chose de plus grand, une intelligence supérieure, organisateur du cosmos qu'on peut nommer selon le plus grand diminutif commun Dieu?

Rimbaud est dans une pomme. Rimbaud est dans la Pomme – comme l'étoile à cinq branches au bout desquelles tu pourrais placer les cinq voyelles fondamentales, autant que les cinq couleurs primaires.

Et que de chemin à faire dans la quête de la Pomme, pour une « enquête aux pommes »!

Excuse-moi pour la répétition de ce mot bien cher à mon coeur. C'est qu'en effet, symbole de la Connaissance, la pomme cesse d'être fruit pour être pure lumière. La Pomme matérialise le changement de niveau de réalité, ou le changement de perception de la réalité.

La pomme comme le pommier est dans l'Autre Monde, invisible, mais réelle. C'est une connaissance pouvant donner l'immortalité ou provoquer la chute suivant que l'on ait une perception duelle ou unitive.

Mais la pomme en tant que Connaissance peut représenter un pépin dans tous les sens: pépin ennui, accident, désagrément et pire encore, ou un pépin parapluie et fructifiant.

N'est-ce pas ce qu'a vu Rimbaud derrière le voile?

Rimbaud avait non seulement dit qu'il voulait être Voyant, mais aussi « Voleur de feu », c'est-à-dire dérober le feu sacré pour le transmettre à l'humanité. C'est-à-dire aussi détenir les secrets de la matière, de sa création-transformation, travail de forgeron, et symboliquement de l'alchimiste en tant que connaissance du Feu intérieur donnant le véritable pouvoir.

Or Rimbaud, « fils du soleil », forgeron du Verbe et de la Connaissance, est parti achever son initiation en Éthiopie, terre d'un dénommé Aethiops, fils de Vulcain.... le dieu boiteux, tout comme Jacob, comme Rimbaud à la fin de sa vie. Fin de vie qui me fait penser qu'il est lui aussi devenu Voyant.

Te souviens-tu du témoignage d'Isabelle au chevet de Rimbaud mourant? La soeur dit: « il répète en chaque instant: "Allah Kerim, Allah Kerim!" (La volonté de Dieu, c'est la volonté de Dieu, qu'elle soit!) » Eh bien, Al-Kârim est un des noms de Dieu, et c'est aussi en alchimie arabe le nom de la Pierre Philosophale. Nom suprême, Pierre Philosophale, c'est la clé de la Vision...

Soudain, par une manière théâtrale bien à lui, Arthur Belpomme présenta une petite pomme en ambre à Paul:

- Et voici la pomme d'or! Fruit de l'arbre solaire, elle est associée à la fin des travaux alchimiques. Elle promet à l'adepte la santé parfaite, la connaissance paradisiaque (comme fruit de l'arbre de la Connaissance) et le pouvoir sur toute la terre – mais c'est un pouvoir qui se manifeste et agit d'abord à l'intérieur de soi, sur sa propre terre, le royaume dont nous sommes le roi dans les contes, le royaume des Cieux dans la Bible, qui rend caduque toute soif de pouvoir sur l'extérieur. Et voilà, je te l'offre en signe du lien spirituel qui nous unit.

  • Merci, j'en suis honoré. C'est en effet très solaire, ce doré, cette chaleur qui en émane!

  • Cette résine était nommée « pierre du soleil », ajouta Arthur. Les initiés l'utilisaient secrètement pour s'orienter, même dans les brumes du Nord! Rimbaud était « fils du Soleil », et ce qui le rendait le plus triste à l'idée de mourir, témoigna sa soeur, c'était justement de ne plus voir le soleil. « Jamais plus je ne verrai le soleil dehors, j'irai sous la terre et toi tu marcheras; dans le soleil!» dit-il en pleurant à sa soeur Isabelle. Me voilà encore en train de citer pépé! C'est une maladie.

  • Une bonne! Commissaire...

  • Bref! reprit-il après un sourire en coin et avec son enthousiasme familier à Paul et au lecteur, si l'on fait le lien entre la Pomme (Connaissance), la pomme d'ambre (soleil) et les voyelles dans ce qu'elles ont de plus sacré, si l'on prend le Soleil comme la source d'Énergie, l'énergie divine, symbole de don ou d'amour inconditionnel, alors oui, le soleil est la clé, la source de la Connaissance, de L'Amour, de la Lumière.

  • Et cette clé trouvée, ne pourrait-elle expliquer l'abandon de la poésie par Rimbaud?

  • « La charité est cette clef », dit-il, c'est à dire en termes moins religieusement connotés l'Amour. Oui bien sûr, ta question mérite réponse. Je pense que Rimbaud abandonna la poésie comme moyen et non pas en esprit. Ayant trouvé le moyen d'accéder à la dimension cosmique par ses poèmes, Arthur Rimbaud devait aller voir ailleurs pour continuer sa quête... Il ne pouvait rester dans le milieu des poètes qui ne pouvait le comprendre! N'oublions pas que c'est à partir du XIX° siècle avec Goethe et Rimbaud, que l'alchimie est devenue symbole de sagesse et de connaissance secrète. Et toi, le digne héritier spirituel de Rimbaud, qui as résolu le mystère des trois voyants fantômes, je suis sûr que tu comprendras le mystère des trois V de la nature du Voyant. Tu sauras quelle Voix il entend et ce qu'il Voit en avançant sur la Voie. Allez, mon fils, je te salue bien paternellement, spirituellement et cosmiquement. »

L'heure de la séparation avait sonnée. Une accolade chaleureuse scella leur reconnaissance mutuelle.

Après le départ de son ami, Paul sortit dehors. Il faisait nuit, une nuit d'août jonchée d'étoiles. Il courut, heureux, ivre de joie, et vers la voûte constellée « où des pleurs d'or astral tombait des bleus degrés », comme le disait Arthur Rimbaud, il poussa un immense « AEIUOoooo! » en direction de la Pomme-Univers.

Il se dit que c'est ainsi que finirait son livre. Roman d'une aventure spirituelle d'un rayon infini et...Oh! Méga bonne!

Et alors – croyez-moi – il a vu une étoile dorée, géante, se former, et des pépins filants et ambrés traversèrent le ciel. L'un d'eux tomba sur sa tête – symboliquement, bien entendu – et il se souvint de ce que lui avait dit Arthur Belpomme : « L'Amour est un don des étoiles, il suffit de lever les yeux pour le voir et l'accueillir dans l'écrin de ton âme, par un merci silencieusement cosmique, ou cosmiquement silencieux. »

 

 


 

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Commentaires
Histoire de plume, plume de lune
  • Stéphane Gentilhomme, 39 ans : UN POÈTE français du XX-XXIème , UN ÉCRIVAIN aux multiples quêtes (de forme et de fond) et plein d'humour. UN ARTISTE panaché qui explore l'âme et différents étages de l'être. Public Ad 90% , E, 10%)
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